— Y a autre chose…, hésita Fifi.
— Quoi ?
— Elle a fait ça alors que le chien était vivant. Vivant et entravé.
— Impossible, rétorqua Passan. Il aurait gueulé et réveillé toute la baraque.
— D’après le véto, elle lui a d’abord coupé les cordes vocales.
Il accusa le coup. Impossible de déglutir.
— Diego pesait plus de soixante kilos, essaya-t-il d’argumenter. Il se serait débattu et aurait fait un boucan d’enfer.
— Peut-être qu’elle l’a d’abord drogué. En tout cas, elle lui a ligoté les pattes. On a lancé des analyses toxico. Faut attendre de ce côté-là.
Ses yeux revinrent se poser sur l’image vidéo. Les masques Nô sont classés par expression. Celui-là devait s’appeler « femme qui rit » ou au contraire « femme qui pleure ».
— Zacchary a trouvé d’autres trucs sur place ? Des traces ? Des empreintes ?
— Peanuts.
— Comment a-t-elle pu s’introduire dans la maison sans que vous la voyiez ?
— On s’est gourés.
Fifi posa son ordinateur portable sur le bureau et l’ouvrit.
— Regarde ça.
Il fit défiler en accéléré les images de la chambre des enfants. Ni Shinji ni Hiroki n’étaient visibles. La lumière du crépuscule éclairait encore les lieux. C’était bien avant le drame.
Il cliqua et revint à une vitesse normale.
Soudain, la silhouette de Naoko, de dos, traversa la pièce et pénétra dans la salle de bains. Elle était vêtue d’une de ces robes légères et strictes qu’elle arborait pour aller au bureau — mais que Passan ne lui avait jamais vu porter. Elle tenait un sac de sport à la main.
— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Fifi.
— Naoko qui entre dans la salle de bains.
D’une pression sur la barre d’espace, le punk arrêta l’image.
— Regarde le time code.
— 20 h 11. Et alors ?
Fifi réduisit le premier écran. Ouvrit une nouvelle fenêtre. Un plan à cent quatre-vingts degrés de la cuisine. Les touches claquèrent. Défilement, vitesse normale. Naoko, debout face au comptoir, préparait une salade, empoignait une casserole fumante sur les plaques électriques.
Il ne comprenait plus rien. Elle portait à présent une autre robe — qu’il reconnaissait cette fois. Assis à la table du repas, Shinji et Hiroki se disputaient une DS.
Fifi désigna l’heure de l’enregistrement : 20 h 11. Passan n’avait pas besoin d’un dessin.
— Pendant quelques secondes, poursuivit l’adjoint, il y a eu deux Naoko dans deux pièces différentes de la villa, à deux étages différents. Celle de la salle de bains est notre tueur. Je ne sais pas par où elle est passée mais elle a attendu là que tout le monde se couche et…
Passan imaginait la situation. Ses enfants se lavant les dents, comme chaque soir, grenouilles et nénuphars en toile de fond. Des picotements lui remontèrent de la nuque jusqu’en haut du crâne.
La créature était derrière ce rideau de douche, attendant son heure.
Il se leva et attrapa sa veste.
— Où tu vas ?
— Faut que je parle à Naoko. Elle est partie chez Sandrine. Je lui dois des excuses, tu comprends ?
Fifi n’eut pas le temps de répondre, Olivier courait déjà dans le couloir.
65
L’immeuble de Sandrine appartenait à une petite cité du Pré-Saint-Gervais, cramponnée au flanc nord de la colline de Belleville. C’était une de ces constructions qui avaient fleuri dans les années 50, tentatives précipitées pour résoudre la crise du logement dans la capitale et moderniser la ville. À son arrivée en France, Naoko s’était passionnée pour l’histoire de l’urbanisme parisien au XXe siècle. En un seul coup d’œil, elle pouvait dater un édifice. Elle savait que l’idée initiale était d’enfouir ces cités dans des espaces verts mais personne n’avait prévu l’essor de l’automobile. Les forêts étaient devenues des parkings. Les immeubles s’étaient patinés au CO2. Ne restaient aujourd’hui que des petits blocs sans couleur, de quatre ou cinq étages, des façades lépreuses et des balcons-loggias qui ressemblaient à des niches noirâtres.
Celui de Sandrine ne faillissait pas à la règle. Du linge séchait aux fenêtres. Les enduits se crevassaient. Les voilages gris évoquaient des existences sans joie ni surprise. Pourtant, cette vision fut pour Naoko comme une bouffée d’oxygène qui marquait la fin d’un cauchemar.
Elle se gara sur le parking puis sortit du coffre sa valise, qu’elle fit rouler jusqu’au bâtiment. Une Rimowa. Les plus légères, les plus souples, les plus mobiles de toutes. Naoko avait testé chaque modèle. Elle était une championne du pragmatisme domestique. Si elle avait été originaire de Paris ou de Florence, elle aurait sans doute été plus sensible à la peinture, la sculpture, à l’art en général. Mais elle venait de Tokyo : ses priorités étaient l’adaptation, l’efficacité, la technologie. Elle était née d’un clic de souris, pas d’un coup de pinceau.
Code d’entrée. Elle se souvint que l’ascenseur ne marchait pas et attaqua les marches en soulevant sa valise. Aucun problème : elle avait emporté le strict nécessaire et Sandrine vivait au deuxième. La cage d’escalier était à ciel ouvert. Une autre spécialité des années 50 qui avait tourné court : avec l’âge, le puits de lumière était devenu un réservoir de miasmes et d’usure. La rampe avait rouillé et les marches s’étaient ébréchées.
Elle accéda à une coursive extérieure qui filait le long de l’étage, repéra la porte de Sandrine : les clés étaient bien là. Elle n’avait jamais vu l’appartement en plein jour. Ils étaient parfois venus y dîner, mais toujours de nuit.
Plutôt une bonne surprise. Tout était parfaitement rangé et l’espace embaumait les produits d’entretien. L’architecte n’avait pas lésiné sur les baies vitrées. Le soleil entrait partout et c’était la seule matière noble de l’appartement. Pour le reste, ce n’étaient que murs de plâtre, portes en contreplaqué, parquet flottant.
Elle fit le tour du propriétaire. Sandrine avait aménagé ces soixante-dix mètres carrés comme un loft. Murs blancs, lampes new-yorkaises, peu de mobilier. Naoko trouva la chambre des petits et reconnut, le cœur serré, les doudous qui sommeillaient entre les coussins. Le lit de Sandrine était à côté. Elle se souvint de son malaise de l’avant-veille. D’instinct, elle avait préféré aller à l’hôtel plutôt que de dormir chez son amie. Pourquoi ?
Au fond du couloir, il y avait le bureau — « sa » chambre. Un futon était déjà déplié. Naoko entreprit de ranger ses vêtements dans la penderie. Très vite, elle manqua de cintres. Elle découvrit les effets des enfants dans les armoires voisines. Pas de cintre libre non plus.
Balayant toutes règles de bienséance, elle se dit qu’elle pouvait bien en piquer quelques-uns à Sandrine. Dans sa chambre aussi, un placard occupait tout un mur. Les autres étaient nus : pas un tableau, pas une affiche, aucune décoration. Sandrine vivait comme une nonne. Il ne manquait qu’un crucifix au-dessus du lit.
Naoko ouvrit la première porte et découvrit une série de robes vintage. Des trucs affreux, fleuris ou bigarrés, qui semblaient provenir tout droit de Woodstock. Pas de cintre disponible. Elle essaya d’ouvrir les autres portes mais elles étaient verrouillées.
Alors, elle aperçut un détail étrange : un pan de tissu coincé entre les charnières. Pas n’importe quel tissu : de la soie peinte. Elle reconnut le motif : une fleur de camélia, typique des vêtements traditionnels au Japon. Elle palpa l’étoffe. Même avec un morceau aussi petit, elle pouvait juger de sa qualité. Toute son enfance, elle avait vu sa mère porter des kimonos. La soie coulait dans ses veines.