Que faisait une telle merveille dans l’armoire de Sandrine ? Une pièce de plusieurs milliers d’euros qui nécessitait un obi de qualité équivalente. Elle n’était même pas sûre qu’on puisse s’en procurer à Paris.
Elle essaya à nouveau d’ouvrir les portes : pas moyen. Elle passa dans la salle de bains et revint armée d’une paire de ciseaux. Sans précaution particulière, elle enfonça la lame dans la rainure et imprima une pression de côté. La serrure sauta, la paroi coulissa.
Elle resta pétrifiée. Des kimonos s’alignaient : iris blancs et bambous verts, pivoines roses et ciel bleu, fleurs de cerisier et clair de lune… Des obis pendaient à côté : soie violette, vert laqué, rouge feuille d’automne… Ce qui la choqua d’abord fut de voir ces vêtements suspendus à la verticale. Au Japon, on les plie et on les glisse dans du papier de soie.
Puis elle se souvint de la créature nocturne. Impossible. Son regard explora le fond de la penderie : dans l’ombre reposaient des socques de bois — des geta — et des chaussettes blanches à gros orteil séparé — des tabi. Un coup d’œil vers le haut pour découvrir des perruques de nylon arborant de hauts chignons noirs, plantés de broches mordorées — des kanzashi.
Naoko plaquait sa main sur la bouche lorsqu’elle entendit une voix dans son dos :
— Ce n’est pas ce que tu crois…
Elle se retourna en hurlant cette fois, les ciseaux à la main. Sandrine se tenait sur le seuil, l’air défait, les cheveux de travers. Son maquillage outrancier avait l’air aussi d’avoir dérapé.
— Ne m’approche pas, menaça la Japonaise en brandissant son arme.
Sandrine fit un pas en avant au contraire. Elle tremblait plus encore que Naoko.
— Ce n’est pas ce que tu crois, répéta-t-elle d’une voix calme. Pose ces ciseaux…
— C’est donc toi ? Tu veux prendre ma place auprès d’Olivier, c’est ça ?
Sandrine laissa échapper un rire. Sous l’épuisement, quelque chose d’autre filtrait : une fébrilité, une excitation.
— Olive est une brute à moitié cinglée, siffla-t-elle avec mépris. Tu ne le connais pas comme je le connais. D’ailleurs, de quelle place tu parles ? Vous n’êtes pas en train de divorcer ?
Elle ressemblait à un clown blafard et triste. Son maquillage se craquelait à la surface de son visage comme une terre assoiffée. Khôl trop noir, poudre trop épaisse, bouche trop rouge… Naoko eut une révélation : elle portait une perruque. Comment cela avait-il pu lui échapper jusqu’ici ?
Sandrine avançait toujours. Naoko reculait.
— C’est toi que j’admire…, souffla Sandrine d’une voix de plus en plus étrange. C’est toi que j’aime…
Elle tendit son bras vers l’armoire et caressa la soie des kimonos.
— Chaque soir, je me transforme en toi… Je deviens japonaise.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Nous allons vivre ensemble. Nous allons nous occuper de Shinji et Hiroki. Je veux mourir auprès de toi… Je veux devenir toi avant de disparaître.
— Pourquoi tu as tué Diego ? Pourquoi tu as pris le sang de mes enfants ?
Sandrine rit de nouveau. Un pas encore. Naoko brandissait toujours ses ciseaux. Sa main palpitait si fort qu’elle allait finir par se blesser elle-même.
D’un geste, Sandrine arracha sa perruque, révélant un crâne absolument nu.
— Regarde-moi, chuchota-t-elle. La mutation a déjà commencé.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qui t’arrive ?
— Le crabe, ma jolie. C’était ma dernière chimio et il n’y a plus d’espoir. Un ou deux mois à vivre et basta.
Elle gloussa. Dodelinant de la tête, elle suivait son idée :
— Nous allons les passer ensemble. Je vais suivre les rites de ton pays. Le Japon me protégera de la mort… J’ai lu des livres… Les kamis sont là. Ils m’attendent. Ils…
— ATTENTION ! hurla Naoko.
Sandrine n’acheva pas sa phrase.
Un sabre venait de la couper en deux.
Quand Naoko vit le torse basculer comme celui d’un mannequin, elle comprit instantanément.
Du sang jaillit de la bouche de Sandrine, de ses narines. Le buste se fracassa contre les portes de la penderie alors que le bassin tranché aspergeait toute la pièce de geysers sanglants.
Le temps que le sabre siffle encore, Naoko bondit vers la fenêtre et traversa la vitre à toute force.
66
Passan verrouillait sa voiture quand un bruit de verre brisé lui fit tourner la tête. Il ne comprit pas tout de suite. Ce qu’il voyait avait une dimension onirique, irréelle. Une silhouette traversait une fenêtre du deuxième étage. Elle volait, battant les airs des bras et des jambes, comme au ralenti. Passan restait figé, télécommande en main, hypnotisé par cette scène impossible.
La silhouette s’écrasa sur le toit d’un véhicule stationné au pied du bâtiment. Le choc agit comme un déclic. Passan réagit enfin. L’immeuble était celui qu’il cherchait. L’étage celui de Sandrine. La silhouette celle de Naoko. Il fonça et atteignit la voiture cabossée au moment où la Japonaise roulait du toit vers le sol.
Bras tendus, il réussit à amortir sa chute et la déposa à terre.
— Naoko…, souffla-t-il.
Ses yeux s’écarquillèrent comme si elle se réveillait en sursaut.
— Sandrine…, murmura-t-elle.
Elle avait le visage barré d’une zébrure rouge. Sa robe était maculée de sang. Tout de suite, il souleva les plis de tissu mais ne trouva aucune blessure.
— Elle est morte…, dit Naoko d’une voix à peine perceptible.
Quand il glissa son bras dans son dos pour la redresser, il sentit une tiédeur poisseuse. Il la fit rouler sur le côté et vit l’étoffe coupée. Il ouvrit plus grand la déchirure et repéra une estafilade superficielle, qui courait de la colonne vertébrale jusqu’à la hanche.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? haleta-t-il.
Naoko avait les joues roses, comme lorsqu’elle buvait du vin.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vite… Elle est là-haut…
Il avait déjà ouvert son mobile. Le numéro du Samu. La tonalité vrillait son crâne. Personne ne répondait. Il releva la tête. Un attroupement s’était formé autour de lui. Des passants. Des riverains. Des témoins.
— Reculez !
Enfin, il obtint un opérateur. Il s’expliqua en termes laconiques. La situation. L’adresse. Son nom. Son grade. Puis il raccrocha et se mit debout.
— Reculez, nom de Dieu !
Les riverains s’écartèrent avec frayeur. Il baissa les yeux et s’aperçut qu’il avait dégainé, par pur réflexe, son .45.
— Police, rugit-il. Un médecin arrive. Personne ne la touche !
Il courut vers l’entrée de l’immeuble. Traversa le hall, aperçut les mots « En panne » sur la porte de l’ascenseur et s’engouffra dans l’escalier. Il grimpa les marches quatre à quatre. Il sentait la lourdeur de ses membres — les analgésiques —, à laquelle répondait celle de la lumière grise, qui tombait au centre de la cage d’escalier.
Coursive. Porte ouverte au deuxième étage. Couloir. Une, deux pièces puis, au fond, un tableau à nourrir les pires cauchemars. Le corps de Sandrine en deux morceaux. Les jambes et le buste, tête-bêche, dans une disposition grotesque. Détail inexplicable, son crâne était chauve et une perruque avait valdingué à l’autre bout de la pièce. Pire encore, le tueur s’était servi de ses viscères pour écrire quelque chose sur les parois de la penderie.