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Depuis plusieurs minutes, Passan répétait les mêmes questions, ignorant l’extrême faiblesse de Naoko, bourrée de produits codéinés. L’opération de suture de sa plaie avait duré près d’une heure.

— Arrête de t’agiter comme ça…, marmonna-t-elle. Tu me fatigues.

— C’est un miracle que tu t’en sois sortie.

— Tout va bien… J’ai rien. Demande au médecin. Une simple égratignure.

— Une égratignure ? Une blessure au sabre ?

— La lame a juste effleuré ma peau. Je m’en tire bien. La voiture a amorti ma chute. Je vais avoir un bon bleu et c’est tout.

Passan hocha vigoureusement la tête et grogna :

— Un putain de miracle, ouais…

Dans son lit, Naoko se tenait immobile comme un sphinx. Une perfusion s’écoulait dans le pli de son coude.

— Qu’est-ce que tu as vu exactement ? relança-t-il avec obstination.

— Ça fait dix fois que je te le dis : rien.

— T’as bien vu qui a tué Sandrine, non ?

La Japonaise esquissa un geste mais sa main retomba lourdement sur le drap.

— Il y avait une forme. En noir. Elle se tenait derrière Sandrine. Après, il y a eu le sang. Tout était rouge. Je n’ai eu que le temps de plonger par la fenêtre.

— Tu ne te souviens de rien de plus ? Pas le moindre détail ?

— Je pense que c’était une femme.

— Une Japonaise ?

— Si j’en juge par sa manière d’utiliser le katana, je pense, oui… Elle l’a tuée d’un seul geste. (Elle descendit d’un ton.) Pauvre Sandrine… Avec ses kimonos…

Sa phrase s’acheva dans un sanglot. Passan n’avait pas de temps pour la compassion. Ils étaient les prochains sur la liste, il en était certain. Une liste à la japonaise… Le masque Nô. Le kimono. Et maintenant le katana. La meurtrière suivait des traditions anciennes. Celles qu’il admirait tant.

— Tu savais qu’elle avait un cancer ?

— Qui ça ?

— Sandrine. Un cancer en phase terminale. Elle n’en avait plus que pour quelques mois.

Première nouvelle. Passan, comme une excuse, répondit :

— L’autopsie n’a pas commencé.

— Il n’y a pas que la médecine légale pour connaître la vie des gens.

— Très drôle.

Naoko se redressa dans son lit :

— Tu ne comprends pas ce qui s’est passé ? Avec nos conneries de disputes, de divorce, de garde alternée, on n’a pas vu l’essentiel. Concentrés sur nos petites misères, on s’est même pas aperçus que notre meilleure amie était en train de mourir.

Passan esquiva l’attaque :

— Je n’ai pas l’impression que nos misères soient si petites.

Naoko poursuivit d’une voix hypnotique, comme pour elle-même :

— Quand j’ai découvert les kimonos dans la penderie, je l’ai soupçonnée d’avoir organisé ces attaques contre nous. C’était absurde mais sur le moment…

— Qu’est-ce qu’elle avait en tête au juste ?

— Je ne sais pas. Elle s’était focalisée sur le Japon. Elle voulait vivre ses dernières semaines avec moi et les enfants. Elle m’a parlé des kamis…

— Elle était devenue shintoïste ?

Elle monta tout à coup la voix :

— J’en sais rien, je te dis ! À l’article de la mort, qui sait ce qui passe dans la tête des gens ? (Elle baissa à nouveau le ton.) Elle avait sans doute trouvé un réconfort dans le mysticisme oriental, la sérénité zen… Des foutaises. Le Japon est un poison.

La phrase choqua Olivier mais il comprenait ce qu’elle voulait dire. L’archipel jouait un rôle d’exutoire en Occident. Plutôt que de régler ses problèmes, on préférait rêver à un Éden asiatique, un idéal japonais, empreint de paix et de sérénité. Il en était la première victime.

— Revenons à la meurtrière, fit-il d’une voix ferme. Tu as bien dû l’apercevoir. Comment elle était habillée ?

— En noir, je te dis. Enfin, je crois. Je sais pas…

— Quel âge ?

— Tu m’emmerdes. Tout s’est passé en une seconde. J’ai vu le corps de Sandrine s’ouvrir en deux. J’avais du sang dans les yeux. Je… je me suis retournée et j’ai sauté. Je…

Sa voix dérailla pour de bon. Un sanglot, quelques larmes : l’équivalent des grandes eaux chez une Occidentale.

Passan se radoucit et s’approcha du lit :

— Il faut que tu te reposes. On verra ça demain. Mais on a tout faux depuis le début, tu comprends ? J’ai toujours cru qu’on m’en voulait, à moi. Guillard ou une autre raclure… Mais j’ai bien l’impression que tout est lié à toi, depuis toujours. Cette histoire est japonaise.

Naoko écarquilla les yeux :

— Ce n’est pas parce qu’une dingue criminelle s’habille en kimono que…

Passan sortit son Iphone et lui montra la photo prise sur la scène de crime.

— Y avait ça inscrit sur le mur. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Naoko eut un recul. Il remarqua qu’elle essayait de déglutir. Sa gorge tressautait. Sa peau n’était pas blanche mais jaunie, caillée. Elle rappelait, encore une fois, le bois usé des masques du Nô.

— Réponds, insista-t-il.

Elle se mordit la lèvre et le foudroya du regard. Comme toujours, il fut frappé par la beauté du pli mongol de ses paupières. Cette ligne biseautée qui produisait une impression de léger strabisme. Ce regard était un oxymore : il unissait les contraires. Une violence acérée mais aussi une douceur, une tendresse, nées de cette infime divergence des pupilles qui atténuait tout, vous murmurait aux yeux, vous caressait le cœur…

Naoko chuchota :

— « C’est à moi »…

— « C’est à moi » quoi ? répéta-t-il.

— Il n’y a ni masculin ni féminin dans ce genre de phrases en japonais. Ça peut vouloir dire aussi : « Ils ou elles sont à moi »…

— Ce sont des caractères kanji ou hiragana ?

— Il y a les deux.

— Il n’y a pas les autres ?

— Les katakana ? Non. La phrase ne comporte aucun signe lié à l’étranger.

Les Japonais avaient créé un troisième alphabet pour exprimer les sons et les noms venus de l’extérieur, ce qui en disait long sur l’état d’esprit du pays.

— La tournure est respectueuse, neutre, brutale ?

— Brutale.

Tu m’étonnes.

— Regarde bien cette phrase : il n’y a pas un détail qui puisse nous renseigner, d’une quelconque façon, sur son auteur ?

— Non.

Passan s’emporta, brandissant son mobile d’un air menaçant :

— De quoi parle-t-elle, nom de Dieu ?

Naoko baissa les paupières, cillant très rapidement.

— Je sais pas, fit-elle d’une voix de plus en plus terne. Peut-être des kimonos. Ils avaient l’air somptueux. Sandrine les a peut-être volés et…

— Tu te fous de ma gueule ?

Naoko le fixa sans répondre. Ses yeux ne traduisaient plus rien. Ni crainte ni colère. Il songea à la soi-disant impassibilité des Asiatiques. Puis à sa propre connerie. Dix ans de vie commune pour aboutir à ce cliché. Il n’avait rien appris. Il n’apprendrait jamais rien.

— « C’est à moi », répéta-t-il comme s’il mâchait de l’écorce. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Ça ne peut pas être lié à ton passé ? À tes parents ? À tes amis là-bas ?

— T’es malade ou quoi ?