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Ils ont sûrement le devoir de prévenir de tels désastres. Everard m’a laissé sa carte de visite. Avec son téléphone dessus. Où diable ai-je pu la fourrer ? Le sort de l’univers dépend de ce bout de papier.

« Pour commencer, il faudrait que j’apprenne ce qui s’est passé au Pérou après… après mon départ, poursuit Luis. Ensuite, je pourrai préparer mon retour. Dites-le-moi. »

Je frissonne. Le moment est venu de se ressaisir, ma fille. Oublie ce cauchemar et  réfléchis. « Je ne peux pas. Comment le saurais-je ? C’est arrivé il y a plus de quatre siècles. » Mais un spectre issu de ce lointain passé est assis en face de moi, souple, solide et luisant de sueur, derrière les assiettes, les tasses et les canettes de bière.

Soudain, une éruption dans ma tête.

Garde ton calme. Baisse les yeux. Parle posément. « Nous avons des livres d’histoire, évidemment. Et des bibliothèques publiques. Je vais me renseigner. »

Il glousse. « Vous êtes courageuse, ma dame. Mais vous ne sortirez pas de ce logis, pas plus que je ne vous quitterai des yeux, tant que je ne serai pas sûr de contrôler la situation. Chaque fois que je devrai m’absenter – pour aller quelque part, pour dormir ou pour autre chose –, je veillerai à revenir à l’instant même où je serai parti. Évitez le centre de votre salon. »

Et si le cycle temporel apparaissait dans l’espace que j’occupe ? Boum ! Non, sans doute serais-je tout simplement poussée de côté. Plaquée contre le mur, grièvement blessée. Ça ne servirait à rien.

« Eh bien, je… je peux demander à quelqu’un qui connaît bien l’histoire. Nous avons des… des appareils… qui nous permettent de parler avec des gens se trouvant à des lieues de distance. Il y en a un au salon.

— Et comment saurais-je à qui vous parlez, comment comprendrais-je ce que vous lui dites en anglais ? Non, vous ne toucherez pas à cet appareil. » Il ignore à quoi ressemble un téléphone, mais jamais je ne pourrais décrocher le mien sans qu’il le remarque.

Il renonce à l’hostilité pour se faire persuasif. « Je vous en prie, ma dame, comprenez que je ne vous veux aucun mal. Je ne fais que mon devoir. Mes amis, ma patrie, mon Église comptent sur moi. N’avez-vous point la sagesse – la compassion – nécessaire pour le comprendre ? Je vous sais instruite. Ne possédez-vous point un livre qui pourrait nous aider ? Rappelez-vous que, quoi qu’il arrive, jamais je ne renoncerai à ma mission sacrée. Vous avez la possibilité d’en rendre les conséquences moins pénibles pour les êtres qui vous sont chers. »

L’excitation me fuit en même temps que l’espoir. Je prends conscience de ma fatigue. Chacune de mes cellules me semble endolorie. Allez, vas-y, coopère. Peut-être qu’ensuite il te laissera dormir. Et si tu fais des cauchemars, ils ne seront pas pires que la réalité.

L’encyclopédie. Un cadeau d’anniversaire de ma sœur Suzy qui est condamnée à disparaître si l’Espagne conquiert l’Europe, le Proche-Orient et les Amériques.

Un frisson glacé sur mon échine. Je me souviens ! J’ai rangé la carte de visite d’Everard dans le tiroir en haut à gauche de mon bureau, celui où j’entasse les documents divers. Et le téléphone se trouve juste au-dessus, à côté de la machine à écrire.

« Vous tremblez, señorita.

— Ça vous étonne ? » Je me lève. « Suivez-moi. » La bise qui souffle dans mon esprit en chasse toute fatigue. « J’ai peut-être un livre contenant l’information que vous recherchez. »

Il me suit en me serrant de près. Sa présence est comme une ombre qui pèse sur moi.

Devant le bureau : « Halte ! Que cherchez-vous dans ce tiroir ? »

J’ai toujours été une menteuse pitoyable. Mais je peux lui dissimuler mon visage, et ma voix tremblante ne le surprendra pas. « Il y a de nombreux volumes ici, vous l’avez vu. Je dois consulter mon catalogue pour trouver la chronique que je recherche. Regardez. Aucune arquebuse n’y est cachée. » J’ouvre le tiroir avant qu’il ait pu m’en empêcher. Puis, sans rien dire, je le laisse en fouiller le contenu. La carte de visite disparaît dans la paperasse. Mon cœur fait un bond.

« Je vous demande pardon, ma dame. Épargnez-moi les occasions de vous soupçonner, et je vous épargnerai ma brutalité. »

Je pêche la carte et je la retourne. L’air de rien. Je la lis avec attention : Manson Everard, une adresse dans Manhattan, un numéro de téléphone, un numéro de téléphone. Je le grave dans mon esprit. Puis je farfouille dans les papiers. Qu’est-ce qui pourrait bien passer pour un catalogue ? Ah ! ma police d’assurance auto. Je l’avais sortie suite à cette collision le printemps dernier – le mois dernier – et je ne l’avais pas – je ne l’ai pas – encore remise dans mon coffre. Je fais semblant de l’étudier. « Ah ! voilà. »

Bon, je tiens le moyen d’appeler à l’aide. Me manque une méthode. Ouvrons l’œil.

Je frôle le cycle temporel en allant vers la bibliothèque. Luis continue de me suivre de près. Pain-Polka. Je prends le volume, je le feuillette. Il regarde par-dessus mon épaule. Pousse un cri en reconnaissant le mot Pérou. C’est vrai qu’il sait lire. Mais pas en anglais.

Je traduis. La préhistoire. Les premières expéditions, désastreuses, de Pizarro, son retour en Espagne en quête de financement. « Oui, oui, je connais tout cela. » Retour au Panama en 1530, puis départ pour Tumbes. « J’étais avec lui. » Début des combats. Un petit détachement réussit l’exploit de traverser les montagnes. Entrée dans Cajamarca, capture de l’Inca, demande de rançon. « Et ensuite, et ensuite ? » Exécution d’Atahualpa. « Oh ! c’est regrettable. Mais mon capitaine a dû juger que c’était nécessaire. » Marche sur Cuzco. Expédition d’Almagro au Chili. Fondation de Lima par Pizarro. Manco, l’empereur fantoche, lui échappe et soulève le peuple contre l’envahisseur. Siège de Cuzco de février 1536 à avril 1537, date à laquelle la ville est libérée par Almagro ; on note une égale vaillance dans les deux camps. Mais même après la victoire espagnole, les Indiens continuent de se livrer à la guérilla, et Almagro entre en conflit avec les frères Pizarro. En 1538, Almagro est vaincu et exécuté par Hernando Pizarro. Son fils métis reprend la lutte et conspire contre les conquistadores ; le 26 juin 1541, Francisco Pizarro est assassiné à Lima. « Non !

Par le Corps du Christ, cela ne sera point ! » Charles Quint a dépêché un nouveau gouverneur, qui prend la situation en main, terrasse les almagristes et fait décapiter leur jeune chef. « C’est horrible, horrible. Chrétien contre chrétien. Non, il est clair que nous avons besoin d’un homme fort pour prendre le commandement dès que la situation commencera à se détériorer. »

Luis tire son épée. Qu’est-ce qui lui prend ? Affolée, je laisse choir le volume et recule vers mon bureau. Il tombe à genoux. Empoigne son épée par la lame, la lève comme une croix. Des larmes coulent sur ses joues tannées, se perdent dans sa barbe noire comme la nuit. « Dieu tout-puissant, Sainte Vierge, sanglote-t-il, venez en aide à Votre serviteur. »

Serait-ce ma chance ? Pas le temps de réfléchir.

J’attrape l’aspirateur. Le soulève au-dessus de ma tête. Il m’entend, se tourne vers moi, se prépare à bondir. C’est un fardeau bien lourd et bien encombrant que je tiens là. Je bande les muscles de mes bras. Et je lance l’aspirateur par-dessus le cycle, et le bloc moteur s’écrase sur son crâne.

Il s’effondre. Un sang d’un atroce rouge vif coule à gros bouillons. Je l’ai sûrement blessé au cuir chevelu. Mais l’ai-je assommé ? Pas le temps de m’en assurer. En tout cas, l’aspirateur le gênera s’il veut se relever. Je fonce sur le téléphone.