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Ensuite, il ne lui resta qu’à ronger son frein en s’efforçant de garder son calme. Il s’aperçut que penser à Wanda Tamberly lui faisait du bien.

« Go ! »

Il bondit sur sa selle. Tetsuo Motonobu, l’artilleur qui lui était affecté, était déjà en place. Les doigts d’Everard dansèrent au-dessus du panneau de contrôle.

Ils flottaient au sein d’un azur infini. Un condor volait dans le lointain. Le massif montagneux s’étendait en contrebas, majestueux labyrinthe d’un vert soutenu où la neige faisait ressortir les sommets, les ombres les ravines. Machu Picchu était l’image même de la puissance pétrifiée. De quoi aurait été capable la civilisation qui l’avait édifié si le destin lui avait permis de fleurir ?

Pas le temps de rêvasser, bon sang ! La sentinelle exaltationniste se tenait à quelques mètres à peine. L’air était si transparent, la lumière si nette, qu’on distinguait nettement son visage ébahi mais furibond, sa main qui saisissait une arme. Motonobu laissa échapper une décharge énergétique. Un éclair, un coup de tonnerre. Embrasé comme une torche, l’homme tomba à bas de son scooter, tel Lucifer au moment de sa chute. Un sillage de fumée le suivit. Son véhicule partit en vrille. On le récupérera plus tard. En avant !

Everard ne sauta pas dans la cité. Il tenait à avoir une vue d’ensemble. Tandis qu’il fondait sur ses proies, le vent frappa son champ de force en rugissant. Les bâtiments emplirent peu à peu son champ visuel.

Ses camarades ouvrirent le feu. Des lances écarlates zébrèrent l’air. Lorsque Everard atterrit, la bataille était presque finie.

Le couchant bariolait l’horizon de jaune. La nuit montant des vallées venait laper les murailles de Machu Picchu. Le froid devenait glacial, le silence sépulcral.

Everard sortit du bâtiment où il effectuait ses interrogatoires. Deux Patrouilleurs en gardaient l’accès. « Rassemblez le reste de la troupe, ainsi que les prisonniers, et préparez-vous à regagner la base, dit-il d’une voix lasse.

— Vous avez pu apprendre quelque chose, monsieur ? » demanda Motonobu.

Everard haussa les épaules. « Pas grand-chose. Peut-être que les spécialistes leur soutireront d’autres informations, mais ça m’étonnerait que ça nous avance beaucoup. L’un des captifs est prêt à coopérer en échange d’une cage dorée sur la planète d’exil. Le problème, c’est qu’il est incapable de répondre à ma question la plus pressante.

— Où / quand sont allés ceux qui ont réussi à fuir ? » Everard hocha la tête. « Merau Varagan, leur chef, a été blessé par Castelar lorsque celui-ci leur a tiré sa révérence. Deux de ses acolytes se préparaient à l’évacuer vers une destination connue de lui seul afin qu’il y reçoive des soins. Du coup, ils ont détalé comme des lapins dès que nous avons lancé notre attaque. Trois autres Exaltationnistes ont réussi à nous échapper. »

Il se redressa. « Enfin, nous avons atteint la plupart de nos objectifs. La majorité du gang est hors d’état de nuire. Les bandits qui ont pu fuir ont dû s’égailler dans l’espace-temps. Peut-être ne pourront-ils jamais se regrouper. Nous en avons fini avec eux. »

Motonobu poussa un soupir de regret. « Si seulement nous avions pu débarquer plus tôt et leur tendre un piège dans les règles. On aurait capturé toute la bande.

— Mais on ne pouvait pas faire ça, et on ne l’a pas fait, dit sèchement Everard. La loi, c’est nous, ne l’oubliez pas.

— Non, monsieur. Et je n’oublie pas non plus cet Espagnol et tout le barouf qu’il risque de causer. Comment allons-nous faire pour le retrouver… avant qu’il ne soit trop tard ? »

Everard ne lui répondit pas mais se tourna vers l’esplanade où étaient parqués tous les véhicules. A l’est, il vit la Porte du Soleil sur sa crête, découpée en ombre chinoise devant le ciel.

24 mai 1987

À peine avait-il frappé que Wanda lui ouvrait la porte. « Salut ! fit-elle, le souffle court. Comment ça va ? Comment ça s’est passé ?

— Plutôt bien », répondit-il.

Elle lui étreignit les mains. Sa voix s’adoucit. « Je me suis inquiétée pour vous, Manse. »

Voilà qui était agréable à entendre. « Oh ! je tiens à ma peau. Pour ce qui est de l’opération… eh bien, on a capturé la plupart des bandits sans subir aucune perte. Machu Picchu est sécurisé. » A été sécurisé. De nouveau abandonné pour une durée de trois siècles. Jusqu’à ce que les touristes viennent souiller le site. Mais il n’appartient pas à un Patrouilleur de s’ériger en juge. Il doit s’endurcir s’il veut continuer à travailler dans l’histoire de l’humanité.

« Formidable ! » Obéissant à une impulsion, elle l’étreignit. Il lui rendit son étreinte. Puis ils s’écartèrent l’un de l’autre, un peu gênés.

« Si vous étiez arrivé dix minutes plus tôt, vous n’auriez trouvé personne à la maison, dit-elle. J’en avais marre de rester enfermée et je suis allée faire une longue promenade.

— Je vous avais dit de ne pas bouger d’ici ! s’emporta-t-il. Tout danger n’est pas écarté. Nous avons placé chez vous un système qui nous alertera en cas d’intrusion, mais il ne peut pas vous suivre partout. N’oubliez pas que Castelar court toujours, bon sang ! »

Elle lui tira la langue. « Vous préférez que je grimpe aux rideaux ? Et puis, pourquoi chercherait-il à me nuire ?

— Vous êtes son seul contact au XXe siècle. Vous risquez de nous mettre sur sa piste. En tout cas, il peut le craindre. »

Elle redevint sérieuse. « Justement, je crois bien qu’il a des raisons de le faire.

— Hein ? Que voulez-vous dire ? »

Elle le prit par la main. Comme sa main était chaude ! « Allez, détendez-vous, on va boire une bière et je vais vous raconter ça. Cette promenade m’a éclairci les idées. J’ai repensé à toute cette histoire et je me la suis repassée, en mettant de côté les aspects les plus étranges et les plus terrifiants. Et je crois savoir à quel point de l’espace-temps Luis va tenter de passer à l’action. »

Il resta un long moment sans rien dire. Son cœur lui martelait les côtes. « Comment ? »

Elle le fixa de ses yeux bleus. « Je pense avoir appris à le connaître, dit-elle à voix basse. Même si on n’était pas intimes à proprement parler, notre relation était plutôt du genre intense. Ce n’est pas un monstre. C’est un homme cruel selon nos critères, mais il n’est que le produit de son époque. Ambitieux, âpre au gain… mais, à ses propres yeux, un chevalier errant. J’ai fouillé dans mes souvenirs, minute par minute. J’ai tenté de prendre de la distance par rapport à mes mésaventures. Et je me suis rappelé sa réaction quand il a appris que les Indiens allaient se rebeller et assiéger les frères Pizarro dans Cuzco, ce qui amènerait ensuite ses compatriotes à s’entre-déchirer. S’il venait à apparaître par miracle pour les sauver des assiégeants, ça ferait de lui le commandant de facto des forces espagnoles. Mais même s’il entre une part de calcul dans sa décision, Manse, ce n’est pas pour cette seule raison qu’il tentera le coup. Son honneur l’exige de lui. »

6 février 1536 (calendrier julien)

La cité impériale s’embrasait à l’aurore. Les flèches enflammées et les rochers enveloppés de coton en feu fondaient sur elle comme des météores. Le bois et la paille se consumaient. Entre les murs de pierre grondaient les fournaises. Les flammes montaient haut, les étincelles s’égaillaient, le vent répandait la fumée. Les rivières se couvraient d’une couche de suie. Au sein du vacarme, les cors meuglaient, les gorges hurlaient. Les Indiens grouillaient autour de Cuzco par dizaines de milliers. C’était comme une marée brune avec, en guise de gerbes d’écume, les oriflammes, les coiffes de plumes, les haches et les lances aux reflets cuivrés. Ils débordaient les lignes espagnoles, frappaient, grondaient, reculaient dans le sang et la tourmente, pour aussitôt repartir à l’assaut.