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— Bien entendu, quand Drew parle d’intelligence ou d’esprit, il ne parle pas de pensée consciente.

— Ah bon ?

Kaye se sentait délicieusement fatiguée, rassasiée de pâtes. Elle rangea le magazine dans la poche placée sous le plateau et inclina son siège vers l’arrière.

— De quoi parle-t-il, alors ? demanda-t-elle.

— Tu as déjà réfléchi aux réseaux écologiques.

— Ce n’est pas ce que j’ai fait de plus original. Et qu’est-ce que ça nous permet de prédire ?

— Peut-être rien du tout, dit Saul. Mais cela m’aide à ordonner mes réflexions. Des nœuds ou des neurones dans un réseau conduisant à une structure neuronale, retransmettant aux nœuds les résultats de toute activité du réseau, entraînant une augmentation de l’efficience de chaque nœud et du réseau en particulier.

— Voilà qui est parfaitement clair, dit Kaye en grimaçant.

Saul agita la tête de droite à gauche, acceptant sa critique.

— Tu es plus intelligente que je ne le serai jamais, Kaye Lang.

Elle le regarda attentivement et ne vit que ce qu’elle admirait en lui. Les idées s’étaient emparées de Saul ; découvrir une nouvelle vérité lui importait bien plus qu’une quelconque récompense. Ses yeux se brouillèrent et elle se rappela, avec une intensité presque pénible, les sentiments que Saul avait éveillés en elle durant leur première année de vie commune. Il ne cessait de l’aiguillonner, de l’encourager, de la tourmenter jusqu’à ce qu’elle s’exprime clairement et comprenne toutes les implications d’une idée, d’une hypothèse.

— Éclaircis-moi les idées, Kaye. Tu es douée pour ça.

— Eh bien… (Elle plissa le front.) C’est ainsi que fonctionne le cerveau humain, comme une espèce ou un écosystème, d’ailleurs. Et c’est aussi la définition la plus élémentaire de la pensée. Les neurones échangent plein de signaux. Ces signaux peuvent s’ajouter ou se soustraire les uns aux autres, se neutraliser mutuellement ou coopérer afin de parvenir à une décision. Ils accomplissent les actes fondamentaux de la nature : coopération et compétition ; symbiose, parasitisme, prédation. Les cellules nerveuses sont des nœuds dans le cerveau, et les gènes sont des nœuds dans le génome, se livrant à la compétition et à la coopération pour être reproduits dans la génération suivante. Les individus sont des nœuds dans une espèce, et les espèces sont des nœuds dans un écosystème.

Saul se gratta la joue et la considéra avec fierté.

Kaye leva le doigt en signe d’avertissement.

— Les créationnistes vont sortir du bois et prétendre que nous parlons enfin de Dieu.

— À chacun son fardeau, soupira Saul.

— Miller a dit que SHEVA fermait la boucle en feed-back pour les organismes individuels – c’est-à-dire les êtres humains. Cela ferait de SHEVA une sorte de neurotransmetteur, conclut Kaye, songeuse.

Saul se rapprocha d’elle, agitant les mains pour englober une foule d’idées.

— Soyons plus précis. Les humains coopèrent pour en retirer des avantages, et ils forment une société. Ils communiquent sur les plans sexuel, chimique, mais aussi social – par la parole, l’écriture, la culture. Les molécules et les mêmes. Nous savons que les molécules à action olfactive, les phéromones, affectent le comportement ; chez des femmes vivant en groupe, l’ovulation se produit au même moment. Un homme évite de s’asseoir sur une chaise où un autre homme s’est assis ; une femme sera attirée par cette même chaise. Nous commençons à peine à comprendre les signaux de ce type, les messages qu’ils délivrent, la façon dont ces messages sont transportés. Et, maintenant, nous soupçonnons nos corps d’échanger des virus endogènes, tout comme le font les bactéries. Tout cela est-il vraiment étonnant ?

Kaye n’avait pas parlé à Saul de sa conversation avec Judith. Elle ne voulait pas gâcher leur plaisir, pas tout de suite, d’autant plus qu’ils ne savaient pas encore grand-chose, mais elle devrait tôt ou tard l’informer de la situation. Elle se redressa.

— Et si SHEVA avait plusieurs objectifs ? suggéra-t-elle. Pourrait-il avoir aussi des effets de bord néfastes ?

— Tout ce qui est naturel peut aller de travers, répliqua Saul.

— Et si cela s’était déjà produit ? Si l’expression du rétrovirus était erronée, s’il avait perdu de vue son objectif et se contentait de nous rendre malades ?

— Ce n’est pas impossible.

À en juger par le ton de sa voix, Saul n’était guère intéressé par le sujet. Seule l’évolution le préoccupait, pour le moment.

— Je pense que nous devrions réfléchir sérieusement durant la semaine à venir et préparer un autre article, reprit-il. Le matériel est presque prêt – nous pourrions passer toutes les spéculations en revue, faire appel aux gars de Cold Spring Harbor et à ceux de Santa Barbara… Peut-être même à Miller. On ne refuse pas l’offre de quelqu’un comme Drew. On devrait aussi discuter avec Jay Niles. Préparer des bases vraiment solides. Alors, on y va, on s’attaque à l’évolution ?

Kaye était terrifiée par cette possibilité. Cela lui paraissait dangereux, et elle voulait laisser à Judith le temps de découvrir ce dont SHEVA était capable. Plus important encore, cela n’avait rien à voir avec leurs activités, à savoir la recherche de nouveaux antibiotiques.

— Je suis trop fatiguée pour penser, dit-elle. Reparlons-en demain.

Saul soupira d’aise.

— Tant d’énigmes et si peu de temps.

Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas vu aussi énergique, aussi comblé. Il se mit à tapoter l’accoudoir à un rythme saccadé et à fredonner doucement pour lui-même.

16.

Innsbruck, Autriche

Sam, le père de Mitch, trouva celui-ci dans le hall de l’hôpital, son sac de voyage bouclé et sa jambe prise dans un plâtre plutôt encombrant. L’opération s’était bien passée, on lui avait ôté les agrafes deux jours plus tôt, sa jambe guérissait conformément aux prévisions. Il pouvait donc partir.

Sam l’aida à gagner le parking, se chargeant du sac de voyage. Une fois près de l’Opel de location, ils repoussèrent au maximum le siège avant droit. Mitch réussit tant bien que mal à caser sa jambe, et Sam s’engagea dans la circulation, peu importante à cette heure de la matinée. Ses yeux inquiets se focalisaient dans toutes les directions.

— Ce n’est rien comparé à Vienne, commenta Mitch.

— Oui, d’accord, mais je ne sais pas comment on traite les étrangers, ici, répliqua Sam. Moins mal qu’au Mexique, sans doute.

Le père de Mitch avait des cheveux bruns et drus et un large visage d’Irlandais, constellé de taches de rousseur, qui semblait propice au sourire. Mais Sam souriait rarement, et il y avait dans ses yeux gris un éclat d’acier que Mitch n’avait jamais appris à interpréter.

Mitch avait loué un appartement dans la banlieue d’Innsbruck, mais il n’y avait pas mis les pieds depuis l’accident. Sam alluma une cigarette et la fuma rapidement tandis qu’ils montaient l’escalier de béton jusqu’au premier étage.

— Tu te débrouilles bien avec ta jambe, dit-il.

— Je n’ai pas vraiment le choix.

Sam aida Mitch à négocier un tournant et à se stabiliser sur ses béquilles. Mitch trouva ses clés et ouvrit la porte. Le petit appartement, au plafond bas et aux murs en béton, n’avait pas été chauffé depuis des semaines. Mitch s’inséra dans la salle de bains et se rendit compte qu’il lui faudrait déterminer un angle d’attaque pour aller au petit coin ; le plâtre ne passait pas entre le mur et les toilettes.