— Je vais devoir apprendre à viser, dit-il en ressortant.
Cette remarque arracha un sourire à son père.
— La prochaine fois, choisis une salle de bains plus grande. Un appartement Spartiate mais propre, commenta Sam en se fourrant les mains dans les poches. Ta mère et moi avons supposé que tu reviendrais à la maison. On aimerait bien t’accueillir.
— C’est probablement ce que je vais faire pour un temps, dit Mitch. Je me sens un peu dans la peau d’un chien battu, papa.
— Foutaises, murmura Sam. Rien ne t’a jamais battu.
Mitch considéra son père d’un air neutre, puis pivota sur ses béquilles et examina le poisson rouge que Tilde lui avait offert plusieurs mois auparavant. Elle avait apporté un petit aquarium, ainsi qu’une boîte de nourriture, et avait disposé le tout sur le plan de travail de la kitchenette. Il avait pris soin du poisson même après leur rupture.
Son cadavre n’était qu’un misérable petit radeau moisi flottant à la surface de l’aquarium à moitié vide. Le rythme d’évaporation de l’eau était matérialisé par des stries verdâtres. Répugnant.
— Merde, fit Mitch.
Il avait complètement oublié le poisson rouge.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Sam en fixant des yeux l’aquarium.
— Le dernier vestige d’une liaison qui a failli me tuer.
— Et qui s’est terminée dans le drame, je suppose ?
— Plutôt dans la dérision, corrigea Mitch. Peut-être qu’un requin aurait mieux fait l’affaire.
Il ouvrit le minuscule réfrigérateur et offrit une Carlsberg à son père. Sam engloutit un bon tiers de la canette tandis qu’il faisait le tour du salon.
— Tu as encore quelque chose à faire ici ? s’enquit-il.
— Je ne sais pas.
Mitch emporta son sac dans la chambre microscopique, dont les murs de béton nu étaient éclairés par un plafonnier de verre. Il jeta le sac sur son matelas, manœuvra ses béquilles et regagna le séjour.
— Ils veulent que je les aide à retrouver les momies.
— Alors, qu’ils te paient un billet d’avion, dit Sam. On rentre à la maison.
Mitch se rappela d’écouter le répondeur. Il avait trente messages, soit la capacité maximale.
— Il est temps que tu reviennes chez nous et reprennes des forces, insista Sam.
En fait, l’idée était séduisante. Réintégrer le cocon familial à trente-sept ans, laisser maman lui préparer de bons petits plats et papa lui apprendre la pêche à la mouche, ou quelque autre de ses hobbies, les accompagner chez leurs amis, redevenir un petit garçon libéré de toute responsabilité importante.
Mitch eut une soudaine nausée. Il rembobina la cassette du répondeur. À ce moment-là, le téléphone sonna, et il décrocha.
— Excusez-moi, dit en anglais une voix de ténor. Mitch Rafelson ?
— Lui-même.
— Je vais vous dire une chose, et ensuite adieu. Peut-être que vous reconnaissez ma voix, mais… peu importe. Ils ont retrouvé vos cadavres dans la grotte. Les gens de l’université d’Innsbruck. Sans votre aide, je suppose. Ils n’ont encore rien dit à personne, je ne sais pas pourquoi. Je ne plaisante pas, ceci n’est pas une farce, Herr Rafelson.
Un clic, puis la tonalité.
— Qui était-ce ? demanda Sam.
Mitch renifla, tenta de décrisper ses mâchoires.
— Des connards. Ils avaient seulement envie de m’emmerder.
Je suis célèbre, papa. Je suis un célèbre excentrique.
— Foutaises, répéta Sam, le visage déformé par la colère et le dégoût.
Mitch regarda son père avec un mélange d’amour et de honte ; ainsi apparaissait Sam quand il se sentait impliqué, farouchement protecteur.
— Foutons le camp de ce trou à rats, dit Sam, écœuré.
17.
Kaye prépara le petit déjeuner juste après le lever du soleil. Assis à la table en pin de la cuisine, Saul semblait éteint et sirotait lentement une tasse de café noir. Il en avait déjà bu trois, ce qui était mauvais signe. Quand il était de bonne humeur – le Bon Saul –, il ne buvait pas plus d’une tasse par jour. S’il se remet à fumer…
Kaye lui servit des toasts et des œufs brouillés, puis s’assit près de lui. Il se pencha, sans lui prêter attention, et se mit à manger lentement, délibérément, sirotant une gorgée de café entre deux bouchées. Comme il vidait son assiette, il fit la grimace et la repoussa.
— Les œufs n’étaient pas bons ? demanda doucement Kaye.
Saul l’observa un moment et secoua la tête. Ses mouvements étaient plus lents que d’ordinaire, encore un mauvais signe.
— Hier, j’ai appelé Bristol-Myers Squibb, dit-il. Ils n’ont rien signé avec Lado et Eliava et, apparemment, ils ne pensent pas qu’ils vont signer quoi que ce soit. Il y a un problème politique en Géorgie.
— C’est peut-être une bonne nouvelle ?
Saul agita la tête et fit tourner sa chaise vers la porte-fenêtre, vers le ciel gris du matin.
— J’ai aussi appelé un ami chez Merck. Il pense qu’il se trame quelque chose du côté d’Eliava, mais il ne sait pas quoi. Lado Jakeli a pris l’avion pour les États-Unis afin de les rencontrer.
Kaye faillit pousser un soupir, se retint de justesse. Encore en train de marcher sur des œufs… Le corps savait, son corps savait. Saul était de nouveau souffrant, bien plus qu’il ne le laissait paraître. Elle avait traversé cette épreuve au moins à cinq reprises. D’un moment à l’autre, il allait dénicher un paquet de cigarettes, inhaler la nicotine âcre et brûlante pour remettre de l’ordre dans la chimie de son cerveau, cela bien qu’il ait détesté la fumée, détesté le tabac.
— Donc, on est grillés, dit-elle.
— Je n’en suis pas encore sûr. (Saul plissa les yeux pour se protéger d’un éphémère rayon de soleil.) Tu ne m’avais pas parlé du charnier.
Kaye se sentit rougir comme une petite fille.
— Non, fit-elle avec raideur. Non, en effet.
— Et les journaux n’en ont rien dit.
— Non.
Repoussant sa chaise en arrière, Saul agrippa le bord de la table puis se redressa et effectua une série de pompes, les yeux braqués devant lui. Au bout d’une trentaine, il se rassit et s’essuya les joues avec le carré d’essuie-tout qui lui servait de serviette de table.
— Bon Dieu, je suis navré, Kaye, dit-il avec rudesse. Tu as une idée de l’effet que ça me fait ?
— Quoi donc ?
— L’idée que ma femme ait vécu une expérience comme celle-ci.
— Tu savais que j’avais étudié la médecine légale à New York.
— Quand même, ça me fait tout drôle, insista Saul.
— Tu voudrais me protéger.
Elle posa une main sur la sienne, lui frictionna les doigts. Il les retira lentement.
— De tout, dit-il en balayant la table de la main, englobant le monde entier. De la cruauté et de l’échec. De la stupidité. (Son débit s’accéléra.) C’est politique. Nous sommes suspects. Nous sommes associés aux Nations unies. Lado ne peut pas signer avec nous.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai retirée de la politique géorgienne.
— Quoi, tu as accompagné une équipe de l’ONU et tu n’as pas pensé que ça pourrait nous nuire ?
— Bien sûr que si !
— Ouais. (Saul opina puis agita la tête d’avant en arrière, comme pour soulager les muscles tendus de son cou.) Je vais donner quelques coups de fil. Essayer de savoir qui Lado a prévu de rencontrer. Apparemment, nous ne sommes pas du nombre.