— Je ne peux pas parler de Saul, Kim. Vous le savez.
Kim leva les bras au ciel.
— Bon sang, Kaye, peut-être que vous devriez profiter de cette pub pour entrer en Bourse, vous procurer des fonds. Ça nous permettrait de tenir un an…
Kim n’avait qu’une piètre connaissance du monde des affaires. Ce qui la rendait fort atypique ; la plupart des chercheurs biotech travaillant dans le privé étaient nettement plus avisés. Pas de francs, pas de monstre de Frankenstein, avait déclaré un jour l’un de ses collègues.
— Personne n’accepterait de nous financer si nous décidions d’émettre des actions, dit Kaye. SHEVA n’a rien à voir avec EcoBacter, du moins pour le moment. Et le choléra, c’est une maladie du tiers monde. Ça n’a rien de sexy, Kim.
— Ah bon ? fit Kim, agitant les mains en signe de dégoût. Eh bien, bon sang, qu’est-ce qui est sexy dans le monde des affaires, en ce moment ?
— Les alliances, les superprofits et les actions à la hausse, rétorqua Kaye.
Elle se leva et tapota le panneau en acrylique au niveau d’une cage à souris. Les rongeurs se dressèrent sur leurs pattes postérieures et frémirent du museau.
Kaye se dirigea vers le labo 6, où elle effectuait la plupart de ses recherches. Un mois plus tôt, elle avait confié son étude sur les bactériocines aux étudiants du labo 5 en période postdoctorale. En ce moment, il était également occupé par les assistants de Kim, mais ils s’étaient rendus à Houston pour assister à une conférence, et le labo était fermé, la lumière éteinte.
Quand elle ne travaillait pas sur les antibiotiques, ses sujets préférés étaient les cultures Henle 407, dérivées de cellules intestinales ; elle les avait utilisées pour étudier méticuleusement les génomes des mammifères et localiser des HERV potentiellement actifs. Saul l’avait encouragée dans cette voie, ce qui était peut-être stupide ; elle aurait pu se concentrer entièrement sur les bactériocines, mais Saul lui avait assuré qu’elle était l’équivalent du roi Midas. Tout ce qu’elle toucherait serait profitable à l’entreprise.
À présent, elle avait la gloire, mais pas l’argent.
L’industrie biotech était, au mieux, impitoyable. Peut-être que Saul et elle n’étaient pas de taille, tout simplement.
Kaye s’assit au milieu de la salle sur une chaise qui avait perdu une roulette, se pencha sur le côté, les mains sur les genoux, et sentit les larmes couler sur ses joues. Au fond de son crâne, une voix faible mais insistante lui répétait que ça ne pouvait pas continuer comme ça. Cette même voix lui affirmait sans se lasser qu’elle avait fait de mauvais choix dans sa vie personnelle, mais elle ne voyait pas comment elle aurait pu agir autrement. En dépit de tout, Saul n’était pas son ennemi ; loin d’être une brute ou un tyran, il n’était que la victime d’un tragique déséquilibre biologique. L’amour qu’il avait pour elle n’aurait pu être plus pur.
C’était cette voix qui la faisait pleurer, cette voix traîtresse affirmant qu’elle devait s’extirper de sa situation présente, abandonner Saul, repartir de zéro ; le moment n’aurait pu être mieux choisi. Elle arriverait sans peine à se faire recruter par une université, à trouver des fonds pour un projet de recherche pure dans ses cordes, à fuir cette satanée course de rats, au sens littéral du terme.
Mais Saul s’était montré si aimant, si parfait quand elle était rentrée de Géorgie ! L’article sur l’évolution avait semblé ranimer son intérêt pour la science sans but lucratif. Et puis… contretemps, découragement, spirale descendante. Le Mauvais Saul.
Elle ne voulait pas affronter une nouvelle fois ce qui s’était produit huit mois auparavant. La pire des dépressions de Saul avait mis ses limites à l’épreuve. Ses deux tentatives de suicide l’avaient laissée épuisée et plus aigrie qu’elle n’osait se l’avouer. Elle s’était imaginée vivant avec d’autres hommes, des hommes calmes et normaux, d’un âge plus proche du sien.
Kaye n’avait jamais parlé à Saul de ses fantasmes, de ses rêves éveillés ; elle s’était demandé si elle n’avait pas besoin de consulter un psy, elle aussi, mais elle avait répondu par la négative. Saul avait dépensé des dizaines de milliers de dollars en psychothérapie, il avait suivi cinq traitements chimiques différents, se retrouvant à un moment donné réduit à l’impuissance, tant sur le plan sexuel que sur le plan mental, et ce durant plusieurs semaines. Pour lui, les drogues miracles ne marchaient pas.
Que leur resterait-il, que resterait-il à Kaye si la marée déferlait à nouveau, si elle perdait le Bon Saul ? La proximité de Saul au cours de ses mauvaises périodes avait entamé en elle des réserves d’un autre type – des réserves spirituelles, accumulées lors de son enfance, quand ses parents lui disaient : Tu es responsable de ta vie, de tes actes. Dieu t’a fait don de certains talents, d’outils magnifiques…
Elle savait qu’elle était bonne ; naguère, elle avait été autonome, forte, déterminée, et elle voulait le redevenir.
Saul jouissait apparemment d’une bonne santé physique et d’un intellect acéré, mais il y avait des moments où il était incapable de contrôler son existence, sans pour autant être responsable de cette carence. Quelles conclusions en tirer à propos de Dieu et de l’âme ineffable ? Dire qu’il suffisait de quelques substances chimiques pour causer de telles déviances…
Kaye n’avait jamais été très portée sur Dieu, sur la foi ; les scènes de crimes qu’elle avait examinées à Brooklyn avaient ébranlé ses vagues convictions religieuses ; ébranlé puis terrassé.
Mais il subsistait en elle un ultime article de foi, un ultime lien avec le monde des idéaux : chacun de nous contrôle ses actes.
Elle entendit quelqu’un entrer dans le labo. On alluma la lumière. La chaise cassée se retourna en couinant. C’était Kim.
— Vous voilà ! dit-elle, le visage livide. Nous vous avons cherchée partout.
— Où vouliez-vous que je sois ? lança Kaye.
Kim lui tendit le téléphone portable du labo.
— Ça vient de votre domicile.
18.
— Ceci n’est pas un bébé, Mr. Dicken. Ça n’aurait jamais pu devenir un bébé.
Dicken examina les photos et l’analyse de la fausse couche de Crown City. Le vieux bureau en acier tout cabossé de Tom Scarry se trouvait au fond d’une petite pièce aux murs bleu pâle, emplie de terminaux d’ordinateurs, adjacente à son labo de pathologie virale du bâtiment 15. Il disparaissait sous un amoncellement de disquettes, de photos et de chemises bourrées de papiers. À l’étonnement de tous, Scarry réussissait à suivre l’ensemble de tous ses projets ; c’était l’un des meilleurs analystes de tissus du CDC.
— Qu’est-ce que c’est, alors ? s’enquit Dicken.
— À l’origine, c’était peut-être un fœtus, mais presque tous ses organes internes souffrent d’un grave sous-développement. La colonne vertébrale ne s’est pas entièrement formée – on pourrait croire à un cas de spina-bifida, mais on trouve aussi toute une série de nerfs reliée à une masse folliculaire dans ce qui aurait été la cavité abdominale chez un autre sujet.
— Folliculaire ?
— Comme un ovaire. Mais ne contenant qu’une douzaine d’ovules.
Dicken fronça les sourcils. La voix traînante de Scarry était au diapason de son visage amical, mais son sourire était triste.