— M’dame, commença-t-il.
— Lang, souffla l’ambulancier.
— M’dame Lang, votre maison est dans un drôle d’état…
Kaye monta les quelques marches. Qu’ils se débrouillent pour les questions de juridiction et de procédure. Il fallait qu’elle voie ce que Saul avait fait avant de se demander où il pouvait se trouver, ce qu’il avait bien pu faire depuis… et ce qu’il était en train de faire.
L’officier de police la suivit.
— Votre époux a-t-il une tendance à l’automutilation, m’dame Lang ?
— Non, dit Kaye en serrant les dents. Il se ronge les ongles, c’est tout.
Pas un bruit à l’intérieur, excepté celui d’un autre policier descendant l’escalier. Quelqu’un avait ouvert les fenêtres du séjour. Les rideaux blancs se gonflaient au-dessus du sofa trop rembourré. Le second officier de police, un quinquagénaire maigre et pâle, aux épaules voûtées, au visage figé dans une expression douloureuse, ressemblait à un croque-mort ou à un médecin légiste. Il commença à parler, d’une voix lointaine et liquide, mais Kaye l’écarta sans lui prêter attention. L’homme au ventre de taureau la suivit à l’étage.
Saul avait saccagé leur chambre. Tous les tiroirs étaient vides, tous ses vêtements traînaient un peu partout. Sans avoir besoin de réfléchir, elle sut qu’il avait cherché le slip qu’il fallait, les chaussettes qu’il fallait, dans un but bien précis.
Sur le rebord de la fenêtre, un cendrier empli de mégots. Des Camel sans filtre. Les plus fortes. Kaye détestait l’odeur du tabac.
Des traces de sang sur les murs de la salle de bains. La baignoire à moitié remplie d’une eau rosâtre, des traces de pas sanglantes sur le tapis de bain jaune, le sol carrelé de noir et blanc, le parquet en teck et, finalement, dans la chambre, où toute trace de sang avait disparu.
— Théâtral, murmura-t-elle en considérant le miroir, le filet de sang sur le verre et la porcelaine. Bon Dieu ! Pas maintenant, Saul !
— Avez-vous une idée de l’endroit où il a pu se rendre ? demanda le policier au ventre de taureau. Est-ce qu’il s’est lui-même infligé ceci ou bien est-ce qu’une tierce personne est impliquée ?
C’était sans aucun doute la pire crise qu’il ait jamais eue. Soit il lui avait dissimulé son état d’esprit, soit il avait subitement craqué, perdu tout sens commun, tout sens des responsabilités. Un jour, il lui avait décrit l’arrivée d’une dépression comme la chute d’une couverture d’ombre tirée par des démons au visage flasque et aux vêtements fripés.
— Ce n’est que lui, ce n’est que lui, dit-elle en toussant.
À son grand étonnement, elle ne se sentait pas malade. Elle vit le lit impeccablement fait, la couette blanche soigneusement tirée et placée sous les oreillers – Saul tentant de mettre un peu d’ordre dans son monde enténébré –, puis elle s’immobilisa devant un cercle de gouttes de sang au pied de sa table de nuit.
— Ce n’est que lui, répéta-t-elle.
— Mr. Madsen est parfois très triste, ajouta Caddy depuis le seuil de la chambre, ses doigts longilignes posés sur la porte en érable.
— Votre époux a-t-il déjà fait une tentative de suicide ? demanda l’ambulancier.
— Oui. Mais ça n’a jamais été aussi grave que ça.
— Apparemment, il s’est tailladé les poignets dans la baignoire, dit le policier au visage triste.
Il souligna ses propos en hochant la tête avec sagesse. Kaye décida qu’elle le baptiserait M. Mort, son collègue étant M. Taureau. M. Mort et M. Taureau pouvaient lui en dire beaucoup sur la maison, peut-être plus qu’elle n’en savait.
— Il est sorti de la baignoire, dit M. Taureau, et…
— Il s’est pansé les poignets, comme un Romain, tentant de prolonger son séjour en ce monde, dit M. Mort. (Il adressa à Kaye un sourire penaud.) Excusez-moi, m’dame.
— Puis il a dû se rhabiller et quitter la maison.
Exactement, se dit Kaye. Ils ont tout à fait raison.
Elle s’assit au bord du lit, regrettant de ne pas être du genre à tomber dans les pommes, de ne pas pouvoir occulter cette scène, laisser les autres la prendre en charge.
— Mrs. Lang, nous devrions pouvoir retrouver votre mari…
— Il ne s’est pas tué.
Elle désigna les taches de sang, puis la direction du couloir et de la salle de bains. Elle cherchait des bribes d’espoir, crut un instant en avoir trouvé.
— C’est grave, mais il… comme vous l’avez dit, il s’est arrêté à temps.
— M’dame Lang…, commença M. Taureau.
— On doit le retrouver et le conduire à l’hôpital, dit-elle.
Soudain, à l’idée qu’il puisse encore être sauvé, elle se mit à pleurer doucement, la voix brisée.
— Le bateau a disparu, dit Caddy.
Kaye se redressa brusquement et alla près de la fenêtre. S’agenouillant sur le fauteuil, elle scruta l’embarcadère qui jaillissait de la falaise pour s’enfoncer dans les eaux gris-vert du détroit. Le petit voilier était invisible.
Kaye fut prise de frissons. Elle commençait à comprendre que cette fois-ci serait la bonne. Son courage, son refus de croire rendaient les armes face au sang, au désordre, à la folie de Saul, au triomphe du Mauvais Saul.
— Je ne le vois pas, dit-elle d’une voix stridente en parcourant du regard la mer agitée. Il a une voile rouge. Il n’est pas là.
On lui demanda une description, une photographie, qu’elle fournit. M. Taureau descendit au rez-de-chaussée, sortit pour regagner la voiture de police. Kaye le suivit puis échoua dans le séjour. Elle ne voulait pas rester dans la chambre. M. Mort et l’ambulancier lui posèrent encore quelques questions, mais elle n’avait guère de réponses à leur donner. Le photographe de la police et l’assistant du légiste montèrent à l’étage avec leur équipement.
Caddy observait tout cela avec la curiosité d’un hibou, la fascination d’un chat. Elle serra Kaye dans ses bras, lui murmura quelques mots, et Kaye lui répondit automatiquement que oui, tout irait bien. Caddy aurait voulu s’en aller, mais elle ne pouvait s’y résoudre.
À ce moment-là, Crickson, le chat orange, entra dans la pièce. Kaye le prit dans ses bras et le caressa, se demanda soudain s’il avait tout vu, se baissa pour le reposer doucement par terre.
Les minutes semblaient durer des heures. Le soir tomba, la pluie tambourina sur les fenêtres du séjour. Finalement, M. Taureau revint, et ce fut au tour de M. Mort de partir.
Caddy observait toujours, emplie de honte par son horreur et sa fascination.
— Nous ne pouvons pas nettoyer tout ceci, déclara M. Taureau. (Il tendit à Kaye une carte de visite.) Ces gens ont monté une petite société. Ils nettoient les maisons où il s’est passé des choses. Ce n’est pas donné, mais ils font du bon boulot. C’est un couple de bons chrétiens. Très gentils.
Elle accepta la carte en hochant la tête. Pour l’instant, elle ne voulait pas de cette maison ; elle allait la verrouiller et s’en aller.
Caddy fut la dernière à prendre congé.
— Où comptez-vous passer la nuit, Kaye ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
— Vous êtes la bienvenue chez nous, ma chérie.
— Merci. Il y a un lit de camp au labo. Je pense que je vais aller dormir là-bas. Pouvez-vous vous occuper des chats ? Je… je n’ai pas la tête à ça.
— Bien sûr. Je vais les récupérer. Vous voulez que je revienne ? Pour nettoyer après… enfin, vous voyez ? Après que les autres auront fini.
— Je vous rappellerai, dit Kaye, se sentant sur le point de craquer une nouvelle fois.
Caddy l’étreignit avec une intensité presque douloureuse, puis alla chercher les chats. Elle partit dix minutes plus tard, et Kaye se retrouva seule dans la maison.