Pas de mot, pas de message, rien.
Le téléphone sonna. Elle refusa tout d’abord de répondre, mais la sonnerie persista, et le répondeur avait été débranché, peut-être par Saul. Peut-être que c’était lui, se dit-elle, choquée, se détestant pour avoir brièvement perdu espoir, et elle décrocha aussitôt.
— Kaye ?
— Oui.
Sa voix était rauque. Elle s’éclaircit la gorge.
— Mrs. Lang, ici Randy Foster, d’AKS Industries. Je dois parler à Saul. À propos du contrat. Est-ce qu’il est là ?
— Non, Mr. Foster.
Une pause. Maladroite. Que dire ? Que dire maintenant, et à qui ? Et qui était Randy Foster, et quel contrat ?
— Désolé. Dites-lui que nous avons fini de consulter nos avocats et que les documents sont prêts. Ils seront livrés demain. Nous avons prévu une conférence à seize heures. Je suis impatient de faire votre connaissance, Mrs. Lang.
Elle marmonna quelque chose puis raccrocha. L’espace d’un instant, elle crut qu’elle allait s’effondrer, s’effondrer pour de bon. Au lieu de quoi, lentement, délibérément, elle remonta à l’étage et emplit une grande valise des vêtements dont elle aurait sans doute besoin durant la semaine à venir.
Elle quitta la maison et roula jusqu’à EcoBacter. Le bâtiment était presque désert, c’était l’heure du dîner, mais elle n’avait pas faim. Elle se dirigea vers le petit bureau où Saul avait installé un lit de camp et des couvertures, hésita un instant avant d’en ouvrir la porte. Elle la poussa doucement.
La minuscule pièce sans fenêtres était obscure, vide et fraîche. Odeur de propreté. Tout était en ordre.
Kaye se déshabilla, se glissa sous la couverture en laine beige et les draps blancs.
Ce matin-là, très tôt, juste avant l’aube, elle se réveilla en sueur, frissonnante, non pas malade mais terrifiée par le spectre de son nouveau moi : une veuve.
20.
Les journalistes finirent par retrouver Mitch à Heathrow. Sam et lui avaient pris place à une petite table, à la terrasse du restaurant de fruits de mer, et cinq d’entre eux, deux femmes et trois hommes, se pressaient devant la barrière de plantes en plastique, le bombardant de questions. Les voyageurs curieux et agacés observaient la scène depuis leurs tables ou en poussant leurs chariots à bagages.
— Êtes-vous le premier à avoir confirmé leur nature préhistorique ? demanda la plus âgée des deux femmes, les doigts crispés sur son appareil photo.
D’un geste affecté, elle repoussa de son front des mèches de cheveux teints au henné, et ses yeux allèrent de droite à gauche avant de se braquer sur Mitch, en quête d’une réponse.
Mitch savourait son cocktail aux crevettes.
— Pensez-vous qu’ils aient un lien avec l’homme de Pasco ? demanda le journaliste numéro un, de toute évidence dans un but provocateur.
Mitch n’arrivait pas à distinguer les trois hommes les uns des autres. Ils avaient tous la trentaine, un complet noir froissé, un carnet de notes et un Caméscope numérique.
— C’était votre dernier fiasco en date, n’est-ce pas ?
— Avez-vous été expulsé d’Autriche ? s’enquit le deuxième journaliste.
— Quelle somme les alpinistes morts vous ont-ils versée pour que vous gardiez leur secret ? Quel prix allaient-ils exiger pour ces momies ?
Mitch se cala sur le dossier de son siège, s’étira ostensiblement et sourit. La femme aux cheveux teints enregistra la scène. Sam secoua la tête, voûta les épaules comme pour se protéger d’une averse.
— Posez-moi des questions sur le nouveau-né, dit Mitch.
— Quel nouveau-né ?
— Des questions sur le bébé. Ce bébé si normal.
— Combien de sites avez-vous pillés ? demanda d’une voix joviale la femme aux cheveux teints.
— Nous avons trouvé le bébé dans la grotte, avec ses parents, dit Mitch en se levant, repoussant bruyamment sa chaise en fer forgé. Allons-nous-en, papa.
— Bonne idée, dit Sam.
— Quelle grotte ? La grotte des hommes des cavernes ? demanda le journaliste numéro deux.
— De l’homme et de la femme des cavernes, corrigea la femme la plus jeune.
— Vous pensez qu’ils l’avaient kidnappé ? demanda la femme aux cheveux teints en se léchant les babines.
— Ils kidnappent un bébé, le tuent, l’emportent dans les Alpes, peut-être pour le dévorer… Ils sont pris dans la tempête et ils meurent ! lança le journaliste numéro deux avec enthousiasme.
— Quelle histoire ça ferait ! renchérit le numéro trois.
— Parlez-en aux scientifiques, dit Mitch, qui se dirigea vers la caisse en manœuvrant ses béquilles avec difficulté.
— Ils dispensent l’information au compte-gouttes ! lança derrière eux la plus jeune des deux femmes.
21.
Dicken était assis près de Mark Augustine dans le bureau du docteur Maxine Kirby, la ministre de la Santé. De taille moyenne et de corpulence assez forte, Kirby avait des yeux en amande très vifs, une peau couleur chocolat et relativement peu de rides pour une sexagénaire ; ces rides, toutefois, s’étaient creusées durant l’heure écoulée.
Il était vingt-trois heures et ils avaient déjà examiné le dossier à deux reprises. La troisième fois, l’ordinateur portable diffusa automatiquement sa série de graphiques et de définitions, mais seul Dicken y prêta attention.
Frank Shawbeck, directeur adjoint de l’Institut national de la Santé, regagna la pièce en poussant la lourde porte grise après s’être rendu aux toilettes, situées au bout du couloir. Tout le monde savait que Kirby se réservait l’usage exclusif de sa salle d’eau privée.
La ministre de la Santé contempla le plafond, et Augustine adressa à Dicken un petit rictus, craignant que leur présentation n’ait pas été assez convaincante.
Elle leva la main.
— Arrêtez cet ordinateur, s’il vous plaît, Christopher. J’ai la tête qui tourne.
Dicken appuya sur la touche ESCAPE du portable et coupa le projecteur. Shawbeck alluma la lumière et se fourra les mains dans les poches. Il se plaça près du bureau en érable de Kirby, comme le serviteur loyal qu’il était.
— Ces statistiques nationales, commença Kirby, provenant toutes d’hôpitaux de la région, c’est un argument de poids, la crise frappe chez nous… et nous continuons à recevoir des rapports d’autres villes, d’autres États.
— En permanence, confirma Augustine. Nous nous efforçons d’être le plus discrets possible, mais…
— Ils commencent à avoir des soupçons.
Kirby considéra son index, à l’ongle verni et cassé. Couleur bleu pétrole. La ministre avait beau avoir soixante et un ans, elle se faisait les ongles à la mode adolescente.
— La presse va se jeter dessus d’une minute à l’autre, poursuivit-elle. SHEVA n’est pas un simple objet de curiosité. C’est la même chose que la grippe d’Hérode. Celle-ci cause des mutations et des fausses couches. À propos, ce nom…
— Peut-être un peu trop approprié, dit Shawbeck. Qui l’a trouvé ?
— Moi, dit Augustine.
Shawbeck faisait office de chien de garde. Dicken l’avait déjà vu s’opposer à Augustine, et il ne savait jamais si l’autre était sincère ou jouait un rôle.
— Eh bien, Frank, Mark, est-ce là les munitions dont je dispose ? s’enquit Kirby. (Avant qu’ils aient pu répondre, elle prit un air approbateur, teinté de réflexion, plissa les lèvres et dit :) C’est proprement terrifiant.