— Je vais la contacter, dit Augustine.
Il était rare qu’il rende les armes aussi vite. Il avait senti le vent tourner, vu la girouette bouger ; Dicken avait marqué un point.
— Faites-le. (Kirby fit pivoter son siège pour regarder Dicken bien en face.) Christopher, vous nous cachez encore quelque chose, j’en mettrais ma main à couper. Qu’est-ce que c’est ?
Dicken sourit et secoua la tête.
— Rien de très solide.
— Ah bon ? fit Kirby en arquant les sourcils. Vous êtes le meilleur chasseur de virus du NCID. Mark dit qu’il se fie entièrement à votre flair.
— Mark se montre parfois trop sincère, dit l’intéressé.
— Ouais, maugréa Kirby. Christopher devrait en faire autant. Que vous dit votre nez ?
Dicken, un peu déconcerté par les questions de la ministre, hésitait à abattre ses cartes, doutant de la valeur de son jeu.
— SHEVA est très, très ancien, répéta-t-il.
— Et ?
— Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une maladie.
Shawbeck eut un petit reniflement dubitatif.
— Continuez, l’encouragea Kirby.
— C’est un élément très ancien de la biologie humaine. En fait, il était présent dans notre ADN longtemps avant l’apparition de l’espèce humaine. Peut-être qu’il ne fait que ce qu’il est censé faire.
— Tuer des bébés ? railla Shawbeck.
— Réguler une fonction à l’échelle de l’espèce.
— Limitons-nous aux faits avérés, s’empressa de suggérer Augustine. SHEVA, c’est la grippe d’Hérode. Il cause des fausses couches et des malformations congénitales.
— Le lien est suffisamment probant à mes yeux, déclara Kirby. Je pense pouvoir convaincre le président et le Congrès.
— Je suis d’accord, dit Shawbeck. Permettez-moi cependant de souligner un danger. Nous risquons d’être rattrapés par nos cachotteries et de nous faire mordre le cul.
Dicken se sentit un peu soulagé. Il avait failli perdre la partie, mais il avait réussi à garder un as pour la suite : on avait trouvé des traces de SHEVA dans les cadavres du charnier géorgien. Maria Konig, de l’université du Washington, venait juste de lui envoyer les résultats de ses analyses.
— Je vois le président demain, dit la ministre de la Santé. J’ai droit à dix minutes d’entretien. Procurez-moi un tirage des statistiques nationales, dix exemplaires en couleur.
SHEVA allait officiellement devenir une crise. La politique de la santé voulait qu’une crise soit résolue au moyen de méthodes scientifiques bien établies et de routines bureaucratiques bien éprouvées. Dicken ne pensait pas que quiconque accepterait ses conclusions tant que l’étrangeté de la situation ne serait pas évidente aux yeux de tous. Lui-même avait du mal à les croire.
Dehors, sous le ciel gris feutré de novembre, Augustine ouvrit la portière de sa Lincoln de fonction et lança à Dicken par-dessus le toit :
— Que faites-vous quand on vous demande ce que vous pensez vraiment ?
— Je suis le mouvement.
— Vous avez tout pigé, petit génie.
Augustine prit le volant. Il semblait ravi de cette réunion, en dépit de la gaffe que Dicken avait failli commettre.
— Elle prend sa retraite dans six semaines. Elle va me proposer comme successeur au chef de cabinet de la Maison-Blanche.
— Félicitations.
— Avec Shawbeck en numéro deux sur la liste. Mais cette histoire risque de faire pencher la balance en ma faveur, Christopher. De me faire tirer le gros lot.
22.
Assise au creux d’un fauteuil de cuir brun dans un bureau richement lambrissé, Kaye se demandait pourquoi les avocats hors de prix de la côte est optaient toujours pour un décor sombre et élégant. Ses doigts étaient crispés sur les clous en cuivre des accoudoirs.
Daniel Munsey, l’avocat d’AKS Industries, se tenait près du bureau de J. Robert Orbison, qui représentait depuis trente ans les intérêts de la famille Lang.
Les parents de Kaye étaient morts cinq ans auparavant, et elle n’avait pas payé les forfaits provisionnels de l’homme de loi. Atteinte coup sur coup par la disparition de Saul puis par les révélations d’AKS Industries et de l’avocat d’EcoBacter, qui avait tout de suite retourné sa veste, elle s’était empressée d’aller voir Orbison. C’était un homme honnête et compatissant, qui lui avait demandé la même somme que Mr. et Mrs. Lang lui avaient versée pendant trente ans.
Maigre à faire peur, Orbison avait un nez busqué, un crâne dénudé, un visage constellé de tavelures, des naevus velus, des lèvres molles et mouillées, et des yeux bleus et chassieux, mais il était vêtu d’un splendide complet rayé taillé sur mesure, aux larges revers, et d’une cravate qui cachait complètement sa chemise.
Âgé d’une trentaine d’années, Munsey était un beau ténébreux à la voix doucereuse. Il portait un costume de laine couleur tabac et connaissait le biotech presque aussi bien que Kaye ; beaucoup mieux sur certains points, en fait.
— AKS n’est certes pas responsable des échecs de Mr. Madsen, dit Orbison d’une voix polie mais ferme, toutefois, étant donné les circonstances, nous pensons que votre entreprise doit des compensations à Ms. Lang.
— Des compensations monétaires ? interrogea Munsey en levant les bras d’un air déconcerté. Saul Madsen n’a pas pu convaincre ses investisseurs de continuer à le financer. Apparemment, il s’était concentré sur une alliance avec une équipe de chercheurs géorgiens. (Il secoua la tête avec tristesse.) Mes clients ont racheté leurs parts à ces investisseurs. Leur prix était plus que généreux, si l’on considère ce qui est arrivé ensuite.
— Kaye a consacré beaucoup d’énergie à l’entreprise. Des compensations pour son travail intellectuel…
— Elle a grandement contribué à l’avancement de la science, mais elle n’a conçu aucun produit susceptible d’être mis sur le marché par les acheteurs.
— En ce cas, elle mérite une compensation pour avoir contribué à la valeur du nom d’EcoBacter.
— Du point de vue légal, Ms. Lang n’était pas propriétaire de l’entreprise. Apparemment, Saul Madsen a toujours considéré son épouse comme un simple membre du personnel d’encadrement.
— Il est regrettable que Ms. Lang ait négligé de s’informer sur ce point, admit Orbison. Elle faisait entièrement confiance à son époux.
— Nous pensons qu’elle a droit à tous les actifs de la succession. Mais EcoBacter ne fait pas partie de ces actifs, tout simplement.
Kaye détourna les yeux.
Orbison considéra la plaque de verre qui protégeait son bureau.
— Ms. Lang est une biologiste réputée, Mr. Munsey.
— Mr. Orbison, Ms. Lang, AKS Industries achète et vend des entreprises saines. Après le décès de Saul Madsen, EcoBacter a cessé d’en être une. Elle n’a déposé aucun brevet de valeur, elle n’a signé aucun contrat, public ou privé, qui ne puisse être renégocié sans notre accord. Le seul produit susceptible d’intéresser le marché, un traitement contre le choléra, est en fait la propriété d’une prétendue employée. Mr. Madsen faisait preuve d’une remarquable générosité dans la rédaction de ses contrats de travail. Nous aurons de la chance si la liquidation des immobilisations nous permet de couvrir dix pour cent du prix d’achat. Nous ne pouvons même pas verser les salaires ce mois-ci, Ms. Lang. Personne ne veut acheter.
— Nous pensons que, dans un délai de cinq mois, en tirant profit de sa réputation, Ms. Lang pourrait rassembler un groupe d’investisseurs sûrs et faire redémarrer EcoBacter. La loyauté à son égard est très élevée parmi les salariés. Nombre d’entre eux ont manifesté par écrit leur volonté de l’aider à reconstruire l’entreprise.