— Bien entendu, dit Dicken. Mais cela m’exclut automatiquement.
— Mon petit génie. (Augustine se mouilla l’index et feignit de tracer un signe dans le vide.) On m’en autorise un seul. Décision du gouvernement. Soyez dans mon bureau à six heures. Apportez du Pepsi, des gobelets et de la glace du labo – de la glace propre, c’est compris ?
24.
Trois camions de déménageurs étaient garés devant l’entrée d’EcoBacter lorsque Kaye y arriva au volant de sa voiture. Près du bureau d’accueil, elle croisa deux hommes transportant sur un diable un réfrigérateur en acier inoxydable. Un troisième s’occupait d’un compteur automatique pour microscope et un quatrième de l’unité centrale d’un PC. Les fourmis nettoyaient la carcasse de l’entreprise.
Aucune importance. Elle avait déjà perdu tout son sang.
Kaye se rendit dans son bureau, auquel on n’avait pas encore touché, et referma violemment la porte derrière elle. Prenant place dans son fauteuil bleu – deux cents dollars, confort assuré –, elle alluma son ordinateur personnel et accéda aux offres d’emploi de l’Association internationale des entreprises biotech. Son agent à Boston n’avait pas menti. Elle intéressait au moins quatorze universités et sept sociétés. Elle fit défiler leurs offres. Se faire titulariser, créer et diriger un petit labo de recherche virologique dans le New Hampshire… devenir professeur de biologie dans une fac privée de Californie, dans une école chrétienne, plus précisément baptiste…
Elle sourit. L’École de médecine de l’UCLA lui proposait de travailler en collaboration avec un professeur de génétique réputé – mais anonyme –, au sein d’un groupe de recherche sur les maladies héréditaires et leurs liens avec l’activation des provirus. Elle cocha cette offre.
Au bout d’un quart d’heure, elle se redressa sur son siège et se frotta le front d’un geste théâtral. Elle avait toujours détesté aller à la pêche aux jobs. Mais pas question de se laisser abattre ; on ne lui avait pas encore décerné de prix, peut-être que ça ne viendrait pas avant plusieurs années. Il était temps pour elle de prendre sa vie en charge, de se secouer un peu.
Elle avait sélectionné trois offres sur les vingt et une initiales, et elle se sentait déjà épuisée, en sueur.
Craignant le pire, elle consulta son courrier électronique. Elle y trouva un bref message émanant de Christopher Dicken, du NCID. Son nom lui était familier ; elle se rappela soudain de qui il s’agissait et pesta contre son ordinateur, contre le message qu’il venait de lui transmettre, contre le tournant que prenait sa vie, contre l’univers en général.
Debra Kim frappa à la porte en verre de son bureau. Kaye poussa un nouveau juron, et Kim passa la tête par l’entrebâillement, les sourcils levés.
— C’est contre moi que vous en avez ? demanda-t-elle d’un air innocent.
— On me demande d’intégrer une équipe du CDC, dit Kaye en tapant du poing sur son bureau.
— Du travail de fonctionnaire. Une excellente couverture sociale. La possibilité de mener ses propres recherches durant son temps libre.
— Saul détestait travailler pour l’État.
— Saul était un individualiste rugueux, dit Kim en s’asseyant sur le bord du bureau. Ils sont en train d’évacuer mon équipement. Apparemment, je n’ai plus rien à faire ici. J’ai récupéré mes photos, mes disques et… Ô mon Dieu, Kaye.
Elle éclata en sanglots, et Kaye se leva pour la serrer dans ses bras.
— Je ne sais toujours pas ce que je vais faire de mes souris. Il y a pour plus de dix mille dollars de souris !
— Nous allons trouver un labo qui les hébergera.
— Mais comment les transporter ? Elles sont pleines de vibrio ! Je vais devoir les sacrifier avant qu’ils emportent l’équipement de stérilisation et l’incinérateur.
— Qu’ont dit les gens d’AKS ?
— Ils vont les laisser dans la chambre de confinement. Ils ne veulent rien faire.
— C’est incroyable !
— D’après eux, ce sont mes brevets, et, par conséquent, c’est mon problème.
Kaye se rassit puis consulta son Rolodex, espérant y trouver une inspiration, mais ce geste était futile. Kim était sûre de retrouver du travail dans un ou deux mois, et même de poursuivre ses recherches en utilisant des souris immunodéficientes. Mais la perte de celles d’EcoBacter risquait de la retarder de six mois, voire d’un an, dans son planning.
— Je ne sais pas quoi vous dire, déclara Kaye d’une voix nouée par l’émotion.
Elle leva les bras en signe d’impuissance.
Kim la remercia – pourquoi, elle n’en savait trop rien – puis prit congé après l’avoir à nouveau serrée dans ses bras.
Kaye ne pouvait pas faire grand-chose pour Kim ni pour les autres ex-salariés d’EcoBacter. Elle savait qu’elle était tout aussi fautive que Saul, son ignorance ayant en partie causé cette catastrophe. Elle détestait collecter des fonds, s’occuper des finances de l’entreprise, rechercher du travail. Y avait-il en ce monde une activité pratique qui ne la rebutât point ?
Elle relut le message de Dicken. Il fallait qu’elle prenne un nouveau départ, qu’elle se relève, qu’elle rentre dans la course. Un contrat à court terme avec le gouvernement, c’était peut-être la solution. Cependant, elle ne voyait pas pourquoi Christopher Dicken avait besoin d’elle ; à peine si elle se rappelait le petit homme rondouillard qu’elle avait rencontré en Géorgie.
Kaye attrapa son téléphone mobile – les lignes du labo avaient été déconnectées – et composa le numéro de Dicken à Atlanta.
25.
— Nous avons reçu des résultats en provenance de quarante-deux hôpitaux répartis sur l’ensemble du pays, dit Augustine au président des États-Unis. Tous les cas de mutation et de rejet conséquent du fœtus du type étudié ont été positivement associés à la présence de la grippe d’Hérode.
Le président était assis à la tête de la grande table en érable de la salle de crise de la Maison-Blanche. Il était grand, plutôt corpulent, et sa crinière blanche ressortait comme un phare. Durant sa campagne électorale, on l’avait affectueusement surnommé « Coton-Tige », terme péjoratif par lequel les jeunes femmes désignaient les hommes mûrs et dont il avait fini par être fier. À ses côtés étaient assis : le vice-président ; le président de la Chambre des représentants, un démocrate ; le leader de la majorité au Sénat, un républicain ; le docteur Kirby ; Shawbeck ; le secrétaire du Service sanitaire et humanitaire ; Augustine ; trois proches collaborateurs de la présidence, dont le chef de cabinet ; le chargé de liaison de la Maison-Blanche affecté aux problèmes de santé publique ; et plusieurs personnes que Dicken était incapable d’identifier. La table était très grande, et la réunion prévue pour durer trois heures.
Comme toutes les personnes présentes, Dicken avait dû remettre au poste de contrôle son téléphone mobile, son bipeur et son assistant personnel. À peine quinze jours plus tôt, l’explosion d’un faux mobile introduit par un touriste avait causé au bâtiment des dégâts considérables.
Il était un peu déçu par la salle de crise – on n’y voyait aucun équipement dernier cri, ni écran géant, ni console informatique, ni simulation tactique. Ce n’était qu’une salle ordinaire, avec une grande table et plein de téléphones. Mais le président écoutait les intervenants avec attention.