Il souhaitait plus que tout avoir un peu de temps pour réfléchir en solitaire. Ses économies lui permettraient de tenir six mois, mais cela ne suffirait sans doute pas pour qu’on oublie sa réputation et qu’on lui accorde une nouvelle chance.
Sa jambe plâtrée étendue devant lui, il était assis face à l’imposante baie vitrée de son appartement, en train de contempler les passants dans Broadway. Il ne pouvait s’empêcher de penser au bébé momifié, à la grotte, à l’expression du visage de Franco.
Il avait dissimulé les deux flacons dans un carton contenant des vieilles photos, qu’il avait planqué au fond d’un placard. Avant d’exploiter les échantillons de tissu prélevés sur les momies, il devait déterminer la nature précise de sa découverte.
Cultiver sa colère ne le mènerait nulle part.
Il avait fait le rapprochement. Les plaies de la femelle correspondaient à la blessure du bébé. Elle venait de lui donner naissance, à moins qu’il n’ait été avorté. Le mâle, qui était resté avec eux, avait enveloppé le bébé dans des fourrures, bien qu’il ait probablement été mort-né. Le mâle avait-il agressé la femelle ? Mitch ne le pensait pas. Ils étaient amoureux. Il était dévoué à sa compagne. Tous deux fuyaient quelque chose. Mais comment savait-il tout ça ?
Rien à voir avec de quelconques pouvoirs psi ou un contact avec les esprits. Mitch avait consacré une bonne partie de sa carrière à interpréter les ambiguïtés des sites archéologiques. Parfois, les réponses à ses questions lui venaient durant ses songeries nocturnes, ou quand il s’asseyait sur un rocher pour contempler les nuages ou le firmament. Plus rarement, elles lui venaient en rêve. L’interprétation était une science et un art.
Au fil des jours, Mitch dessina des diagrammes, rédigea de brèves notes, tint un journal dans un petit carnet relié de vinyle. Il colla une feuille de papier d’emballage sur le mur de sa petite chambre et y dessina un plan de la grotte conforme à ses souvenirs. Il y plaça les silhouettes des momies découpées dans du papier. Puis il contempla son œuvre un long moment. Il ne cessait de se ronger les ongles.
Un jour, il but six canettes de Coors en un après-midi – il aimait se réhydrater de cette façon après une longue journée de fouilles, mais, cette fois-ci, il n’avait pas creusé la terre, il n’avait aucun but précis, rien que l’envie d’essayer autre chose. Il s’assoupit, se réveilla à trois heures du matin et alla se promener dans la rue, passant devant un Jack-in-the-Box, un restaurant mexicain, une librairie, un kiosque à journaux, un café Starbuck.
Il rentra chez lui et se rappela de lever son courrier. Il y avait un petit colis dans la boîte. Il le remua doucement en montant.
Il avait commandé à une librairie new-yorkaise un vieux numéro du National Géographie contenant un article sur Hibernatus. Le magazine venait d’arriver, enveloppé dans de vieux journaux.
Dévoués. Ils étaient dévoués l’un à l’autre, il le savait. La façon dont ils gisaient côte à côte. La position des bras du mâle. Il était resté auprès de la femelle alors qu’il aurait pu s’échapper. Et puis zut, autant utiliser les mots appropriés. L’homme était resté auprès de la femme. Les Neandertaliens n’étaient pas des sous-hommes ; on s’accordait désormais à penser qu’ils avaient un langage, une organisation sociale des plus complexes, des tribus. C’étaient des nomades, des troqueurs, des fabricants d’outils, des chasseurs-cueilleurs.
Mitch s’efforça d’imaginer ce qui avait pu les conduire à se cacher dans les montagnes, dans une grotte dissimulée par la glace, dix ou onze mille ans plus tôt. Peut-être étaient-ils les derniers de leur espèce.
Et ils avaient donné le jour à un bébé presque impossible à distinguer d’un enfant d’aujourd’hui.
Il déchira les vieux journaux qui enveloppaient le magazine, ouvrit celui-ci et trouva les pages montrant les Alpes, les vallées verdoyantes, les glaciers, l’endroit où Hibernatus avait été arraché aux glaces avec rudesse.
Aujourd’hui, Hibernatus était exposé en Italie. La localisation précise du site avait déclenché une querelle internationale et, après que le plus gros des recherches eut été effectué à Innsbruck, c’était l’Italie qui en avait revendiqué la propriété.
Celle des Neandertaliens irait sans conteste à l’Autriche. On les étudierait à l’université d’Innsbruck, peut-être dans les mêmes installations que celles d’Hibernatus ; ils seraient conservés à très basse température, à un taux d’hygrométrie strictement contrôlé, visibles par un minuscule hublot, gisant l’un près de l’autre comme à l’heure de leur mort.
Mitch referma le magazine et se pinça le bout du nez, se rappelant l’horrible gâchis qui avait suivi sa découverte de l’homme de Pasco. J’ai perdu mon calme. J’ai failli aller en prison. Je suis parti en Europe pour essayer autre chose. J’ai trouvé quelque chose. Je me suis fait piéger et j’ai tout foutu en l’air. Je n’ai plus aucune crédibilité. Qu’y puis-je, si je crois à l’impossible ? Je suis un pilleur de tombes. Je suis un criminel, un récidiviste.
Désœuvré, il lissa les feuilles de journal, provenant du New York Times. Son œil se posa sur un article en bas de page. Il s’intitulait : « Vieux crimes et nouvelle aube en république de Géorgie. » La superstition et la mort à l’ombre du Caucase. Dans trois villages différents, des femmes enceintes avaient été victimes de rafles, ainsi que leurs époux ou partenaires, et conduites près d’une ville nommée Gordi afin d’y creuser leurs propres tombes. Un entrefilet placé à côté d’une pub pour le boursicotage sur Internet.
Lorsqu’il en eut fini la lecture, Mitch tremblait de colère et d’excitation.
On avait abattu les femmes d’une balle dans le ventre. Les hommes aussi, quand on ne les avait pas battus à mort. Le gouvernement géorgien était secoué par ce scandale. Il affirmait que ces meurtres s’étaient produits sous le régime de Gamsakhourdia, qui avait été renversé au début des années 90, mais certains des présumés responsables étaient toujours en poste.
Les raisons de ces meurtres étaient loin d’être claires. Certains des habitants de Gordi accusaient les victimes d’avoir copulé avec le diable et déclaraient que leur mort était nécessaire ; elles donnaient naissance aux enfants du diable et causaient des fausses couches dans leur voisinage.
À en croire certaines suppositions, les malheureuses avaient été frappées par les premières manifestations de la grippe d’Hérode.
Mitch fonça dans la cuisine, cognant contre une chaise l’orteil qui saillait de son plâtre. Il grimaça, pesta, puis se baissa pour attraper sur un petit tas de journaux près des bacs de recyclage – un gris, un vert et un bleu – une section du Seattle Times de l’avant-veille. Sur la manchette, une déclaration conjointe du président, de la ministre de la Santé et du secrétaire du HHS à propos de la grippe d’Hérode. Un insert – rédigé par le plumitif qui avait jugé Mitch avec tant de sévérité – expliquait le lien entre SHEVA et la grippe d’Hérode : maladie, fausses couches.
Mitch se rassit dans le fauteuil élimé, devant la baie vitrée donnant sur Broadway, et regarda ses mains trembler.
— Je sais quelque chose que personne d’autre ne sait, dit-il en plaquant ses mains sur les accoudoirs. Mais je ne sais absolument pas comment je le sais, ni ce que je dois en faire !