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C’était la dernière nuit qu’elle passait à la maison ; elle avait dormi dans la chambre d’amis. Un nouveau camion de déménagement – un petit – devait arriver à onze heures du matin pour évacuer les quelques possessions qu’elle emportait avec elle. Caddy avait décidé d’adopter Crickson et Temin.

La maison était à vendre. Vu le boom de l’immobilier, elle allait en tirer un bon prix. Au moins une chose qui échapperait aux créanciers. Saul avait veillé à ce que Kaye soit la seule propriétaire.

Elle sélectionna une tenue pour la journée – un slip et un soutien-gorge tout simples, un sweater et un chemisier crème, un pantalon de toile bleu – et fourra dans une valise les éléments de sa garde-robe qui n’étaient pas déjà dans les cartons. Elle était lasse de s’occuper de tout ça, d’attribuer tel ou tel objet à la sœur de Saul, de préparer des sacs de vêtements pour les bonnes œuvres, d’autres pour la poubelle.

Kaye avait mis presque une semaine à se débarrasser des résidus de leur vie commune qu’elle ne souhaitait pas conserver et que la négociatrice de l’agence estimait de nature à nuire à la vente. Elle lui avait expliqué avec ménagements les réactions que risquaient de susciter « tous ces ouvrages scientifiques, toutes ces publications… Trop abstraits. Trop froids. Et de la mauvaise couleur. »

Kaye imaginait la maison envahie par des couples de jeunes parvenus, dépourvus de tout esprit critique, lui en veste de tweed et souliers de daim, elle en jupe stricte de soie ou de microfibre, évitant comme la peste tout signe d’individualisme ou d’intelligence et péchant la notion de charme dans les suppléments dominicaux des journaux. La maison, une fois vidée, aurait en gros le type de charme qu’ils recherchaient. Les meubles, les rideaux et les tapis que Saul et elle avaient achetés en étaient totalement dépourvus. Avant de pouvoir mettre le bien sur le marché, il faudrait en expurger la vie de ses occupants passés.

Leur vie… Saul n’y avait plus sa part. Elle effaçait les preuves de leurs années d’intimité ; AKS démantelait et dispersait leur vie professionnelle.

Grâce à Dieu, la négociatrice n’avait pas évoqué les actes sanglants de Saul.

Combien de temps encore vais-je me sentir coupable ? Elle se figea dans l’escalier et se mordilla le pouce. Elle avait beau faire des efforts pour se ressaisir, pour se concentrer sur les options qui lui étaient encore offertes, elle s’égarait de plus en plus souvent dans un dédale d’associations d’idées et d’émotions qui ne faisait que la rendre plus malheureuse. La proposition de la Brigade affectée à la grippe d’Hérode était à ses yeux une ligne bien droite, la sienne, solide et rationnelle. Les bizarreries de la nature allaient l’aider à guérir les bizarreries de sa vie, et cela, quoique étonnant, était crédible, acceptable ; elle concevait l’idée que sa vie puisse fonctionner ainsi.

La sonnette émit la mélodie d’Eleanor Rigby. Une idée de Saul. Kaye gagna le rez-de-chaussée et ouvrit la porte. Judith Kushner se tenait sur le seuil, le visage tendu.

— Je suis venue dès que j’ai compris ce qui se passait, expliqua-t-elle.

Elle portait une jupe en laine noire, des souliers noirs et un chemisier blanc sous un imperméable London Fog qui retombait sur les marches.

— Bonjour, Judith, dit Kaye, un peu déconcertée.

Kushner agrippa le battant de la porte, sembla demander la permission d’entrer d’un bref coup d’œil et pénétra dans le vestibule. Elle se débarrassa de son imperméable, qu’elle accrocha à un portemanteau en érable.

— J’ai appelé huit personnes de ma connaissance, et Marge Cross les avait toutes contactées. Elle s’est rendue personnellement à leur domicile, prétextant être en route pour je ne sais quelle réunion d’affaires – comme cinq d’entre elles vivent dans les environs de New York, l’excuse était potable.

— Marge Cross… d’Americol ? demanda Kaye.

— Et aussi d’Euricol. Elle tire également les ficelles outre-Atlantique, ne l’oubliez pas. Bon sang, Kaye, elle est vraiment persuasive, vous n’avez pas idée – Linda et Herb ont rejoint ses troupes ! Et ce n’est pas fini.

— Moins vite, Judith, s’il vous plaît.

— Fiona a failli fondre en larmes quand j’ai dit non à Cross, je vous le jure ! Mais je déteste ces conneries de conglomérats. Je les hais. Je n’ai pas honte d’être traitée de socialiste… d’enfant des années 60…

— S’il vous plaît, répéta Kaye en leva les mains pour endiguer ce torrent verbal. Nous allons y passer la journée si vous ne vous calmez pas.

Kushner se tut et lui lança un regard noir.

— Vous êtes intelligente, ma chère. Vous trouverez bien toute seule.

Kaye resta interloquée quelques secondes.

— Marge Cross, d’Americol, veut un morceau de SHEVA ?

— Non seulement ça lui permettra de remplir ses hôpitaux, mais en outre elle leur fournira elle-même les produits développés par son équipe. Des traitements qui seront la propriété exclusive des entreprises médicales affiliées à Americol. Et, si elle annonce la formation d’une équipe d’experts, les actions de sa boîte vont atteindre une valeur record.

— Et elle me veut, moi ?

— J’ai reçu un appel de Debra Kim. Marge Cross aurait promis de lui donner un labo, d’héberger ses souris immunodéficientes et d’acheter le brevet de son traitement contre le choléra – le tout pour un montant qui la débarrassera définitivement de tout problème financier. Avant même qu’elle ait trouvé un traitement. Debra voulait savoir ce qu’elle devait vous dire.

— Debra ?

Kaye était abasourdie.

— Marge est passée maître dans la manipulation psychologique. Je suis bien placée pour le savoir. J’ai fait médecine avec elle, durant les années 70. Elle a fait une maîtrise de commerce en même temps. Bourrée d’énergie, laide à faire peur, pas l’ombre d’un flirt qui l’aurait empêchée de bachoter… Elle est entrée dans le privé en 1987, et regardez le résultat.

— Mais que veut-elle de moi ?

Kushner haussa les épaules.

— Vous êtes une pionnière, une célébrité… bon sang, Saul a un peu fait de vous une martyre, en particulier aux yeux des femmes. Des femmes qui vont bientôt exiger un traitement. Vous avez d’excellentes références, vous avez publié d’excellents articles, vous êtes l’image même de la crédibilité. Je croyais qu’ils allaient lapider le messager, Kaye. Maintenant, je pense qu’on va vous offrir une médaille.

— Mon Dieu !

Kaye alla dans le séjour aux murs désormais vierges et s’assit sur le sofa fraîchement nettoyé. Il régnait dans la pièce une odeur de savon, comme dans un hôpital.

Kushner renifla et fronça les sourcils.

— Si l’on ne se fiait qu’à l’odeur, on dirait que ce sont des robots qui vivaient ici.

— L’agence immobilière m’a dit que ça devait sentir le propre, dit Kaye, gagnant du temps pour s’éclaircir les idées. Et quand ils ont nettoyé en haut… après Saul… il est resté un parfum. Un désinfectant au pin maritime ou quelque chose comme ça.

— Seigneur, murmura Kushner.

— Vous avez dit non à Marge Cross ?

— J’ai assez de boulot pour m’occuper durant le restant de mes jours, ma chérie. Je n’ai pas besoin qu’une machine à faire du fric m’organise mon planning. Vous l’avez déjà vue à la télé ?

Kaye acquiesça.

— Ne vous fiez pas à son image.

Il y eut un bruit de voiture dans l’allée. Kaye s’approcha de la baie vitrée et vit une grosse Chrysler couleur kaki. Le jeune homme en costume gris qui la conduisait descendit et ouvrit la portière arrière droite. Debra Kim apparut, embrassa les lieux du regard et leva une main pour se protéger de la brise marine plutôt fraîche. Quelques flocons de neige tombaient déjà.