— Écoutez, Christopher…
Deux chercheurs, deux jeunes Noirs, entrèrent dans le salon, reconnurent Dicken, qui ne les avait pourtant pas encore rencontrés, le saluèrent et se dirigèrent vers le réfrigérateur. Freedman baissa la voix.
— Christopher, je ne tiens pas à me trouver entre Mark Augustine et vous quand ça fera des étincelles. Oui, vous avez démontré que SHEVA était présent dans les tissus des victimes géorgiennes. Mais leurs bébés n’avaient rien à voir avec ces créatures difformes. C’étaient des fœtus dont le développement était parfaitement normal.
— J’aimerais bien pouvoir analyser l’un d’eux.
— Allez faire ça ailleurs. La médecine légale n’a pas sa place chez nous, Christopher. J’ai ici cent vingt-trois personnes, trente cercopithèques et douze chimpanzés, tous enrôlés pour une mission bien précise : explorer l’expression des virus endogènes dans les tissus simiens. Un point, c’est tout. (Cette dernière phrase n’était qu’un murmure. Elle haussa le ton.) Venez donc jeter un coup d’œil à ce qu’on a.
Elle conduisit Dicken dans un petit dédale d’espaces de travail, dont chacun était pourvu d’un écran plat. Ils croisèrent un groupe de femmes en blouse blanche et un technicien en salopette verte. L’air sentait l’antiseptique jusqu’à ce que Marian ouvre la porte d’acier du labo principal. Dicken perçut alors l’odeur rassise de la bouffe de singe, la puanteur âcre de l’urine et des fèces, puis, à nouveau, le parfum du savon et du désinfectant.
Elle l’amena dans une grande salle aux murs de béton où se trouvaient trois chimpanzés femelles, chacune dans son enclos scellé de plastique et d’acier. Chaque enclos était équipé de son propre système d’aération. Un technicien avait inséré un carcan dans le premier enclos, et le chimpanzé s’efforçait de se libérer de son étreinte. Lentement, le carcan se refermait sur lui, manipulé par l’homme qui sifflait doucement, attendant que l’animal accepte son sort. Le carcan empêchait maintenant celui-ci de bouger ; il ne pouvait plus mordre personne et un seul de ses bras était libre, du côté opposé où la laborantine allait se mettre au travail.
Sous le regard neutre de Marian, le chimpanzé piégé fut extrait de son enclos. Le carcan pivota sur ses roues en caoutchouc, et la laborantine préleva des échantillons de sang et de muqueuses vaginales. Le chimpanzé protestait en poussant des cris aigus. Ses tortionnaires les ignoraient consciencieusement.
Marian s’approcha du carcan et caressa la main tendue du chimpanzé.
— Allons, Kiki. Allons, ma fille. C’est ma fille. Nous sommes navrés, ma chérie.
Les doigts du chimpanzé dansèrent dans la paume de Marian. Il grimaçait, se trémoussait, mais il avait cessé de hurler. Lorsqu’il eut regagné son enclos, Marian fit face au technicien et à la laborantine.
— Le prochain qui traitera ces animaux comme des machines se fera virer sur-le-champ, dit-elle en grondant. C’est compris ? Cette femelle est socialisée. Elle vient d’être violentée et elle cherche à toucher quelqu’un pour se rassurer. À ses yeux, vous êtes ce qui se rapproche le plus d’un ami, d’une famille. Est-ce que vous avez bien compris ?
Les deux autres s’excusèrent d’un air penaud.
Marian pivota sur elle-même et, d’un vif signe de tête, intima à Dicken l’ordre de la suivre.
— Je suis sûr que tout va bien, dit-il, troublé par l’incident. Je vous fais confiance, Marian.
Soupir de l’intéressée.
— Alors suivez-moi dans mon bureau et discutons encore un peu.
Le couloir était vide, les portes fermées à chaque extrémité. Dicken soulignait ses propos en agitant les mains.
— Ben est de mon côté. Il pense qu’il s’agit d’un événement significatif et non d’une maladie.
— Est-ce qu’il est prêt à s’opposer à Augustine ? On nous verse des fonds dans la seule intention de nous voir trouver un traitement, Christopher ! Si ce n’est pas une maladie, pourquoi se fatiguer ? Les gens sont malheureux, ils sont malades et ils pensent perdre des bébés.
— Ces fœtus avortés ne sont pas des bébés, Marian.
— Alors de quoi s’agit-il, bon Dieu ? Je dois faire avec ce que je sais, Christopher. Si nous nous égarons dans la théorie…
— Ce que je veux, c’est savoir ce que vous pensez. Comme pour un sondage.
Marian se planta derrière son bureau, posa les mains sur sa surface en Formica, qu’elle tambourina de ses ongles courts. Elle semblait exaspérée.
— Je suis généticienne et biologiste moléculaire. Je ne connais que dalle à presque tout le reste. Chaque soir, je mets cinq heures à lire un centième de ce dont j’ai besoin pour rester à jour dans mon domaine.
— Vous avez accédé à MedWeb ? à Bionet ? à Virion ?
— Je ne vais pas souvent sur le Net, sauf pour lever mon courrier.
— Virion est un petit zine informel de Palo Alto. Uniquement sur abonnement. C’est Kiril Maddox qui le dirige.
— Je sais. Je suis sortie avec Kiril à Stanford.
Dicken en resta bouche bée.
— Je l’ignorais.
— Ne le répétez à personne, je vous en supplie ! À l’époque, c’était déjà un petit crétin brillant et subversif.
— Parole de scout. Mais vous devriez y jeter un coup d’œil. Il y a en ce moment une trentaine de participants anonymes. Kiril m’assure que ce sont tous d’authentiques chercheurs. Et ils ne parlent ni de maladie ni de traitement.
— Entendu, et, quand ils communiqueront leurs idées au public, je vous accompagnerai pour prendre d’assaut le bureau d’Augustine.
— Promis ?
— Jamais de la vie ! Je ne suis pas un chercheur de génie jouissant d’une réputation internationale à protéger. Je ne suis qu’une humble ouvrière criblée de dettes et sexuellement frustrée, qui adore son boulot et tient à le garder.
Dicken se frictionna la nuque.
— Il se passe quelque chose. Quelque chose de vraiment important. J’ai besoin de personnes capables de me soutenir quand j’en parlerai à Augustine.
— Dites plutôt : quand vous tenterez de le remettre sur le droit chemin. Il va vous foutre dehors à coups de pied au cul.
— Je ne le pense pas. J’espère bien que non. (Puis, lançant un clin d’œil à Freedman, Dicken demanda :) Comment le savez-vous ? Vous êtes aussi sortie avec lui ?
— Il faisait médecine. Je restais toujours à l’écart des carabins.
Jessie’s Cougar se trouvait à l’entresol, annoncé par une petite enseigne au néon, une plaque en bois factice et un escalier à la rampe de bronze poli. Dans la longue et étroite salle, un type costaud vêtu d’une veste de smoking bidon et d’un pantalon noir servait les clients assis autour de minuscules tables en bois, et sept ou huit filles nues se succédaient sans conviction sur la petite scène.
Près de la cage vide, un message rédigé à la main sur un écriteau informait la clientèle que, le couguar étant malade cette semaine, Jessie était en chômage technique. Des photos du félin avachi et de sa maîtresse blonde, souriante et plantureuse décoraient le mur derrière le bar.
La salle, large de trois mètres à peine, était bondée et enfumée, et Dicken se sentit mal dès qu’il s’assit. Il parcourut les lieux du regard et découvrit des hommes d’âge moyen, vêtus de costumes stricts et groupés par deux ou trois, et des jeunes hommes en jean, seuls, tous blancs, un petit verre de bière devant eux.
Un quadragénaire aborda une danseuse qui quittait la scène, lui murmura quelque chose à l’oreille, et elle hocha la tête. Suivi de ses compagnons de table, l’homme se dirigea vers un salon privé pour y goûter un nouveau spectacle.