— En effet.
— Elle a embauché un duo d’avocats et elle communique ses découvertes à des sénateurs et à des représentants. Rien à voir avec votre expérience de l’homme de Pasco.
— Ravi de l’entendre, dit Mitch avec un rictus. (Il frotta ses yeux bouffis de sommeil.) Je l’ai trouvé pas loin, à une journée de route.
— Tant que ça ? Je suis à Manchester pour le moment. En Angleterre. J’ai quitté Leeds dès que j’ai bouclé mes valises. Mon avion décolle dans une heure. J’aimerais vous rencontrer.
— Je suis sans doute la dernière personne qu’Eileen souhaite voir débarquer sur son site.
— C’est elle qui m’a donné votre numéro. Vous êtes moins exclu que vous ne le croyez, Mr. Rafelson. Elle aimerait que vous jetiez un coup d’œil sur ses fouilles. Elle est plutôt du genre maternel, si j’ai bien compris.
— Eileen ? C’est un ouragan.
— Je suis vraiment très excité. J’ai visité des fouilles en Éthiopie, en Afrique du Sud, en Tanzanie. Je suis allé deux fois à Innsbruck pour voir ce qu’on voulait bien me laisser voir, c’est-à-dire pas grand-chose. Et maintenant…
— Mr. Merton, je regrette de vous décevoir, mais…
— Oui, au fait, et ce bébé, Mr. Rafelson ? Pouvez-vous m’en dire davantage à propos de cet extraordinaire nouveau-né que la femme avait planqué dans son sac à dos ?
— J’avais une migraine carabinée à ce moment-là.
Mitch était sur le point de raccrocher, Eileen Ripper ou pas. Il avait trop souvent enduré cette épreuve. Il écarta le combiné de son oreille. La voix de Merton était lointaine et sèche.
— Êtes-vous au courant de ce qui se passe à Innsbruck ? Vous saviez qu’ils en étaient venus aux mains dans leur labo ?
Mitch recolla son oreille au combiné.
— Non.
— Vous saviez qu’ils avaient envoyé des échantillons de tissus à l’étranger pour parvenir à une sorte de consensus ?
— Non, répéta Mitch d’une voix traînante.
— Je serais ravi de vous mettre au courant. Je pense qu’il y a de grandes chances pour que vous sortiez d’affaire blanc comme neige, comme la neige qui tombe sur l’État de Washington. Si je demande à Eileen de vous faire venir, de vous inviter, si je lui dis que vous êtes intéressé… Est-ce qu’on pourra se voir ?
— Pourquoi ne pas nous retrouver à SeaTac ? C’est là que vous allez atterrir, n’est-ce pas ?
Merton fit claquer ses lèvres.
— Mr. Rafelson, je vous vois difficilement renoncer à flairer la poussière et à faire un peu de camping. À parler de la plus grande découverte archéologique de notre époque.
Mitch trouva sa montre et regarda la date.
— D’accord, dit-il. Si Eileen accepte de m’inviter.
Lorsqu’il eut raccroché, il alla dans la salle de bains, se brossa les dents, se regarda dans la glace.
Il avait passé plusieurs jours à traîner dans l’appartement, incapable de prendre une décision. Il avait obtenu l’adresse électronique et le numéro de téléphone de Christopher Dicken, mais il n’avait pas encore trouvé le courage de le contacter. Ses économies fondaient plus vite qu’il ne l’avait prévu. Il reculait le moment où il serait obligé d’emprunter de l’argent à ses parents.
Alors qu’il préparait son petit déjeuner, le téléphone sonna une nouvelle fois. C’était Eileen Ripper.
Quand leur conversation eut pris fin, Mitch resta assis un moment dans le vieux fauteuil du séjour, puis il se leva et contempla Broadway derrière la fenêtre. Le jour se levait. Il ouvrit la fenêtre et se pencha dehors. Les piétons envahissaient les trottoirs et les voitures étaient arrêtées au feu rouge.
Il appela ses parents. Ce fut sa mère qui décrocha.
35.
— C’est déjà arrivé, déclara Dicken.
Il déchira son croissant en deux et en trempa une moitié dans son café crème. À cette heure du matin, la gigantesque cafétéria ultramoderne du bâtiment Natcher était presque vide, et l’on y mangeait mieux que dans celle du bâtiment 10. Ils s’étaient assis près des fenêtres en verre teinté, loin des autres employés présents.
— Pour être plus précis, poursuivit-il, c’est arrivé en Géorgie, à Gordi ou dans les environs.
Kaye en resta bouche bée.
— Mon Dieu. Le charnier…
Dehors, le soleil perça les nuages bas, projetant des ombres et des flaques de lumière sur le campus et jusque dans la cafétéria.
— SHEVA était présent dans les tissus de toutes les victimes. Je n’ai eu que deux ou trois jeux d’échantillons, mais ils étaient tous atteints.
— Et vous n’en avez pas parlé à Augustine ?
— Je me suis appuyé sur des preuves cliniques, des rapports récents des hôpitaux… Quelle différence ça aurait fait si j’avais montré que SHEVA était apparu quelques années plus tôt, dix ans au maximum ? Mais, il y a deux jours, j’ai reçu des dossiers provenant d’un hôpital de Tbilissi. J’avais aidé un jeune interne de là-bas à prendre des contacts à Atlanta. Il m’a parlé de certains montagnards. Des survivants d’un autre massacre, survenu il y a presque soixante ans. Pendant la guerre.
— Mais les Allemands ne sont jamais entrés en Géorgie, protesta Kaye.
Dicken opina.
— Les troupes de Staline. Elles ont quasiment exterminé la population d’un village proche du mont Kazbek. On a retrouvé des survivants il y a deux ans. Le gouvernement de Tbilissi les a placés sous sa protection. Peut-être qu’ils en avaient marre des purges… Peut-être qu’ils ne savaient rien de Gordi, ni des autres villages.
— Combien de survivants ?
— Un médecin du nom de Leonid Chougachvili s’est lancé dans une enquête, qu’il a bientôt transformée en croisade. C’est son rapport que m’a envoyé mon interne – un rapport qui n’a jamais été publié. Mais il était sacrément complet. D’après lui, environ treize mille individus – hommes, femmes et enfants – ont été éliminés entre 1943 et 1991 en Géorgie, en Arménie, en Abkhazie et en Tchétchénie. On les a tués parce que quelqu’un pensait qu’ils propageaient une maladie déclenchant des fausses couches chez les femmes enceintes. Ceux qui ont survécu aux premières purges ont été traqués par la suite… parce que les femmes donnaient naissance à des enfants mutants. Des enfants au visage couvert de taches, aux yeux bizarres, qui savaient parler dès le moment de leur naissance. Dans certains villages, c’est la police locale qui s’est occupée de tout. La superstition a la vie dure. Hommes et femmes – pères et mères – étaient accusés d’avoir courtisé le diable. Il n’y en a pas eu beaucoup en quatre décennies. Mais… Chougachvili estime que des incidents similaires ont eu lieu des siècles durant. Des meurtres par dizaines de milliers. Honte, culpabilité, ignorance, silence.
— Vous pensez que c’est SHEVA qui a déclenché ces mutations ?
— D’après le rapport du médecin, la plupart des femmes assassinées déclaraient pour leur défense qu’elles avaient cessé d’avoir des relations sexuelles avec leurs maris ou leurs amants. Elles ne voulaient pas porter le rejeton du diable. Elles avaient entendu parler des enfants mutants nés dans les villages voisins, et, une fois qu’elles avaient subi une fausse couche, elles s’efforçaient de ne pas se faire engrosser. La quasi-totalité des femmes victimes d’une fausse couche étaient de nouveau enceintes trente jours plus tard, quelles que soient les précautions qu’elles avaient prises. La même chose est en train de se produire dans nos hôpitaux.