Les cellules souches peuvent évoluer pour devenir n’importe quel type de tissu, à la façon de celles d’un fœtus en début de croissance.
— En quelque sorte, nous les avons encouragées à se comporter comme des ovules humains fertilisés, poursuivit Kushner. Elles ne peuvent pas donner des fœtus, mais inutile d’en informer la FDA. Dans ces cellules souches, l’activité des transposons est extraordinaire. Après l’infection par SHEVA, ils se mettent à frétiller comme des poissons sur le gril. Ils sont actifs au bas mot sur vingt chromosomes. Si le processus était aléatoire, la cellule devrait mourir. Or elle survit. Elle est aussi saine qu’avant.
— Cette activité est-elle régulée ?
— Elle est déclenchée par quelque chose qui se trouve dans SHEVA. Quelque chose qui se trouve dans le LPC, à mon avis. La cellule réagit comme si elle était soumise à un stress extraordinaire.
— Qu’est-ce que cela peut signifier, Judith ?
— SHEVA a des desseins sur nous. Il veut altérer notre génome, peut-être de façon radicale.
— Pourquoi ?
Kaye eut un sourire d’anticipation. Elle était sûre que Judith allait percevoir la connexion.
— Ce genre d’activité n’a sûrement rien de bénin, Kaye.
Le sourire de Kaye s’effaça.
— Mais la cellule survit.
— Oui, dit Kushner. Mais pas les bébés, pour ce que nous en savons. Trop de changements, trop vite. Ça fait des années que j’attends que la Nature réagisse à nos conneries, qu’elle nous dise d’arrêter de proliférer comme des lapins et de surexploiter ses ressources, qu’elle nous force à la boucler et à mourir. Une apoptose de l’espèce. Et je pense que nous venons de recevoir l’ultime avertissement : un vrai tueur d’espèce.
— Vous comptez informer Augustine ?
— Pas directement, mais, oui, il le saura.
Kaye considéra le téléphone quelques instants, éberluée, puis remercia Judith et lui promit de la rappeler. Elle avait des picotements dans les mains.
Ce n’était donc pas l’évolution. Peut-être que mère Nature avait conclu que l’espèce humaine était une tumeur maligne, un cancer.
L’espace d’un horrible instant, cette hypothèse lui parut plus sensée que celle dont Dicken et elle avaient discuté. Mais quid des nouveaux enfants, de ceux qui naissaient des ovaires des filles intermédiaires ? Allaient-ils souffrir d’anomalies génétiques, étaient-ils condamnés à une mort rapide en dépit de leur apparence normale ? Ou allaient-ils être avortés au cours des trois premiers mois, comme les filles intermédiaires ?
Kaye contempla Baltimore derrière les grandes portes-fenêtres, le soleil matinal jouant sur les toits humides, l’asphalte des chaussées. Elle imaginait chaque grossesse conduisant inévitablement à une autre grossesse, également futile, des ventres envahis par une incessante litanie d’avortons difformes.
Un coup d’arrêt à la reproduction humaine. Si Judith Kushner avait raison, le glas venait de sonner pour l’espèce humaine.
38.
Marge Cross se plaça à gauche de l’estrade tandis que Kaye s’installait avec six autres scientifiques, prêts à répondre aux questions de la presse.
L’auditorium plein à craquer contenait quatre cent cinquante journalistes. Laura Nilson, directrice des relations publiques d’Americol pour l’est des États-Unis, une jeune femme noire au visage résolu, lissa la veste de son tailleur en laine couleur olive, puis entama la procédure.
Le premier à intervenir fut le spécialiste des questions scientifiques et sanitaires de CNN.
— Je souhaiterais poser une question au docteur Jackson.
Robert Jackson, chef du projet « Vaccin » d’Americol, leva la main.
— Docteur Jackson, si ce virus a eu plusieurs millions d’années pour évoluer, comment est-il possible qu’Americol annonce un vaccin expérimental après moins de trois mois de recherches ? Êtes-vous plus intelligents que mère Nature ?
On entendit un léger brouhaha de rires et de commentaires. L’excitation des journalistes était palpable. La plupart des femmes présentes dans la salle portaient un masque de gaze, bien qu’on ait démontré l’inefficacité de ce type de précaution. D’autres suçotaient des pastilles à la menthe et à l’ail censées barrer la route à SHEVA. Kaye en sentait le parfum caractéristique depuis l’estrade.
Jackson se plaça devant le micro. Âgé de cinquante ans, il ressemblait à un musicien de rock bien conservé, plutôt bel homme, avec un costume à peine repassé et une tignasse rebelle d’un marron tirant sur le gris.
— Nous avons commencé à travailler des années avant l’apparition de la grippe d’Hérode, déclara-t-il. Les séquences des HERV nous ont toujours intéressés car, ainsi que vous le sous-entendez, elles paraissent sacrément intelligentes. (Il marqua une pause théâtrale, gratifiant le public d’un petit sourire, exprimant son admiration pour l’ennemi et faisant ainsi la démonstration de son assurance.) Mais, en vérité, au cours des vingt dernières années, nous avons appris comment la plupart des maladies faisaient leur sale boulot, comment leurs agents étaient construits et de quelle façon ils étaient vulnérables. En créant des particules de SHEVA évidées, en augmentant le taux d’échec du rétrovirus jusqu’à ce qu’il atteigne cent pour cent, nous fabriquons un antigène inoffensif. Mais ces particules ne sont pas tout à fait vides. Nous y injectons un ribozyme, un acide ribonucléique à l’activité enzymatique. Ce ribozyme se fixe à, et dissocie, plusieurs fragments d’ARN de SHEVA qui n’ont pas encore été assemblés dans la cellule infectée. SHEVA devient alors le système de livraison d’une molécule bloquant sa propre activité pathogène.
— Monsieur… commença le journaliste de CNN.
— Je n’ai pas fini de répondre, dit Jackson. Votre question est tellement excellente ! (Gloussements dans le public.) Jusqu’à présent, notre problème était le suivant : l’être humain ne réagit que faiblement à l’antigène de SHEVA. Nous l’avons résolu en apprenant comment renforcer la réponse immunitaire en attachant des glycoprotéines associées à d’autres pathogènes pour lesquelles l’organisme monte automatiquement des défenses solides.
Le représentant de CNN tenta de poser une nouvelle question, mais Laura Nilson était déjà passée à un autre nom. C’était désormais au tour du jeune correspondant en ligne de SciTrax.
— Je m’adresse également au docteur Jackson. Savez-vous pourquoi nous sommes si vulnérables à SHEVA ?
— Nous n’y sommes pas tous vulnérables. Les hommes ont une forte réaction immunitaire à SHEVA quand ce ne sont pas eux qui le produisent. Ce qui explique le cours de la grippe d’Hérode chez l’homme : une affection brève, de quarante-huit heures au maximum, et relativement rare, qui plus est. Les femmes, cependant, sont presque toutes menacées.
— Oui, mais pourquoi les femmes sont-elles aussi vulnérables ?
— Nous pensons que la stratégie de SHEVA est une stratégie à très long terme, de l’ordre de plusieurs millénaires. Il s’agit peut-être du premier virus connu dont la propagation dépend de l’accroissement de la population plutôt que des individus. Il serait contre-productif pour lui de provoquer une forte réaction immunitaire, aussi n’émerge-t-il que lorsque les populations sont apparemment en état de stress, à moins qu’il n’existe un autre effet déclencheur que nous ne comprenons pas encore.