Выбрать главу

La règle était une forme de discipline tellement ridicule, surtout comparée à une vraie raclée, qu’au début Nell fut incapable de la prendre au sérieux ; elle trouva même ça plutôt drôle les premières fois. Malgré tout, à mesure que les mois passaient, la punition lui semblait devenir de plus en plus douloureuse. Soit elle devenait douillette, soit – éventualité plus probable – la vraie dimension du châtiment commençait à la pénétrer. Elle s’était sentie tellement étrangère au début que rien n’avait d’importance. Mais à mesure qu’elle se mit à exceller dans les autres classes et à gagner le respect de ses enseignants comme de ses camarades, elle découvrit qu’elle avait de l’orgueil à perdre. Quelque chose en elle voulait se rebeller, tout balancer pour ne pas qu’on puisse le retourner contre elle. Mais elle appréciait tant ces autres cours qu’elle ne pouvait se résoudre à envisager plus longtemps une telle éventualité.

Un jour, Miss Stricken décida de porter toute son attention sur Nell. Cela n’avait rien d’inhabituel – il était de pratique courante de sélectionner au hasard certaines étudiantes pour une formation intensive. Alors qu’il ne restait que vingt minutes de cours et que Miss Stricken lui avait déjà frappé la main droite pour s’être tortillé les cheveux, et la gauche, pour s’être rongé les ongles, Nell réalisa avec horreur qu’elle était en train de se curer le nez et que Miss Stricken se tenait dans l’allée en la fixant de son œil de rapace. Nell planqua aussitôt ses deux mains sur ses genoux, sous le pupitre.

Miss Stricken se dirigea vers elle d’un pas décidé, plop, plop, plop. « Votre main droite, Nell, à cette hauteur. » Et elle indiqua du bout de la règle une altitude convenable pour l’attaque – assez loin au-dessus du bureau, pour que tout le monde dans la salle puisse bien en profiter.

Nell hésita un moment, puis elle tendit la main.

« Un peu plus haut, Nell », dit Miss Stricken.

Nell éleva un peu plus sa main.

« Deux centimètres encore, et ça devrait aller », dit Miss Stricken, jaugeant la main comme une sculpture de marbre récemment exhumée des ruines d’un temple grec.

Nell ne put se résoudre à l’élever plus.

« Encore deux centimètres, Nell, insista Miss Stricken, pour que les autres filles puissent observer et en profiter avec vous. »

Nell souleva imperceptiblement la main.

« Cela fait moins de deux centimètres, me semble-t-il », dit Miss Stricken.

Les autres filles de la classe se mirent à glousser bêtement – toutes s’étaient retournées vers Nell, et elle pouvait sentir leur exultation et, quelque part, Miss Stricken et sa règle perdirent soudain toute importance face aux autres filles. Nell releva sa main de deux bons centimètres, vit du coin de l’œil le mouvement ascendant de la règle, l’entendit vrombir. À la dernière seconde, sur une impulsion, elle retourna la main, prit la règle sur la paume, la saisit et la fit tourner de la manière que lui avait enseignée Dojo, la faisant tourner entre les doigts de Miss Stricken, de sorte que celle-ci fut contrainte de lâcher prise. À présent, c’était Nell qui tenait la règle et Miss Stricken était désarmée.

Son adversaire était une femme un rien bouffie, plus grande que la moyenne, assez imposante sur ses hauts talons, le genre d’enseignante dont l’embonpoint fait auprès de ses jeunes élèves l’objet d’un respect morbide et mêlé de crainte, et dont les pratiques de toilette personnelle – la tendance aux pellicules, le rouge à lèvres qui s’étale, les gouttes de salive figée à la commissure des lèvres – prennent dans l’esprit des élèves une ampleur plus intimidante encore que les pyramides d’Égypte, ou l’expédition de Lewis et Clark. Comme toutes les femmes, Miss Stricken bénéficiait d’une absence d’attributs sexuels extérieurs qui compliquait la tâche de Nell pour la mettre hors d’état de nuire, mais cette dernière n’avait toutefois aucune difficulté à imaginer une demi-douzaine de façons de la réduire en bouillie sanglante gisant au sol, et cela, sans perdre plus d’une quinzaine de secondes. Durant son séjour auprès de l’agent Moore, ayant noté l’intérêt de son bienfaiteur pour la guerre et les armes, elle s’était de nouveau intéressée aux arts martiaux ; aussi avait-elle repris dans son Manuel l’épisode de Dinosaure pour y découvrir avec plaisir, mais sans grande surprise, que Dojo continuait de donner ses cours, reprenant son enseignement à l’endroit précis où Belle la petite guenon l’avait abandonné.

En songeant à son ami le Dinosaure et à son sensei, Dojo le Souriceau, elle éprouva soudain une honte bien plus profonde que tout ce qu’avaient cru pouvoir lui infliger Miss Stricken ou ses camarades de classe avec leurs ricanements. Miss Stricken était une vieille taupe stupide, et ses camarades de classe étaient de petites morveuses clownesques, mais Dojo était son ami et son maître, il l’avait toujours respectée, lui avait accordé toute son attention, et lui avait enseigné avec soin les voies de l’humilité et de l’autodiscipline. Et voilà qu’elle avait perverti son enseignement pour prendre la règle de Miss Stricken. Elle n’aurait pu éprouver plus grande honte.

Elle rendit l’instrument, leva la main bien haut et entendit mais sans les sentir les impacts de la règle – dix en tout. « Je vous attends à mon bureau après les prières du soir, Nell, dit Miss Stricken lorsqu’elle eut terminé.

— Bien, Miss Stricken, dit Nell.

— Qu’est-ce que vous regardez, mesdemoiselles ? bredouilla Mme Disher, qui faisait cours aujourd’hui. Retournez-vous et faites un peu plus attention ! » Et, sur ces mots, l’incident fut clos. Nell termina l’heure assise derrière son pupitre, aussi immobile que si on l’avait sculptée dans un bloc de gypse.

Son entretien avec Miss Stricken en fin de journée fut bref et sérieux, sans violence ni même comédie. Nell fut informée que ses résultats au module Joie de son programme étaient si déficients qu’ils la mettaient en danger d’échouer et d’être définitivement renvoyée de l’établissement, et que son seul espoir était de venir chaque samedi faire huit heures d’études supplémentaires.

Nell aurait voulu plus que tout au monde pouvoir refuser. Le samedi était le seul jour de la semaine où elle n’avait pas à assister aux cours. Elle passait toujours sa journée à lire le Manuel, à explorer les champs et les bois autour de Dovetail, voire redescendre dans les Concessions rendre visite à Harv.

Elle sentait que, malgré ses erreurs personnelles, elle avait gâché sa vie à l’Académie de Miss Matheson. Jusqu’à ces derniers temps, la classe de Miss Stricken n’était tout au plus qu’une corvée routinière – une épreuve qu’elle devait subir afin de mieux goûter les parties plus distrayantes du programme. Elle n’avait qu’à revenir deux mois en arrière pour se rappeler comment elle rentrait chez elle l’esprit enflammé par tout ce qu’elle avait pu apprendre en cours de Brillant ; à ce moment-là, la partie Joie ne formait qu’une tache indistincte et périphérique. Mais ces dernières semaines, pour une raison quelconque, Miss Stricken avait acquis une place de plus en plus considérable. Et d’une manière ou de l’autre, elle avait réussi à déchiffrer les pensées de Nell et elle avait su choisir son moment pour entamer sa campagne de harcèlement. Elle avait minuté à la perfection les événements de la journée écoulée : elle avait fait remonter à la surface les sentiments les plus profondément enfouis de Nell, tel un maître boucher qui expose les entrailles en un ou deux habiles coups de couteau. Et, à présent, tout était gâché. À présent, l’Académie de Miss Matheson avait disparu, remplacée par la chambre des tortures de Miss Stricken, et le seul moyen pour Nell de s’en évader était de renoncer, quand ses amis du Manuel lui avaient appris qu’elle ne devrait jamais faire une chose pareille.