Le nom de Nell apparut sur un tableau devant la classe, surmonté, en grosses lettres de cuivre, de l’intitulé : ÉLÈVES EN COMPLÉMENT D’ÉTUDES. En l’espace de quelques jours, deux autres noms avaient rejoint le sien : Fiona Hackworth et Elizabeth Finkle-McGraw. Le désarmement par Nell de la redoutable Miss Stricken était déjà devenu l’objet d’une légende orale, et ses deux amies avaient à tel point été inspirées par cet acte de défi qu’elles avaient fait de considérables efforts pour se mettre elles aussi dans le pétrin. Désormais, les trois meilleurs éléments de l’Académie de Miss Matheson se retrouvaient condamnés au Complément d’études.
Tous les samedis, Nell, Fiona et Elizabeth arrivaient donc à l’école à sept heures du matin, elles entraient dans la salle et s’asseyaient au premier rang à trois places adjacentes. Cela faisait partie intégrante du plan diabolique de Miss Stricken. Un bourreau moins subtil aurait disposé les filles avec l’écart maximal pour les empêcher de se parler, mais Miss Stricken voulait au contraire les voir côte à côte, pour qu’elles soient plus tentées de copier et de se passer des notes.
Il n’y avait jamais aucun enseignant dans la salle. Elles supposaient qu’on devait les surveiller, mais sans jamais en avoir la certitude. Quand elles entraient, chacune trouvait une pile de livres sur son pupitre – de vieux bouquins à la reliure de cuir usée. Leur tâche était de recopier les livres à la main et de déposer les pages soigneusement empilées sur le bureau de Miss Stricken avant de rentrer chez elles. En général, les livres étaient les minutes de débats à la Chambre des lords datant du dix-neuvième siècle.
À leur septième samedi de Complément d’études, Elizabeth Finkle-McGraw lâcha subitement son stylo, referma brutalement le livre et l’expédia contre le mur.
Nell et Fiona ne purent s’empêcher d’éclater de rire. Mais Elizabeth ne donnait pas l’impression d’être d’humeur franchement badine. Le vieux registre avait à peine échoué par terre qu’Elizabeth se précipitait pour le piétiner et taper dedans. À chaque coup de pied, un grognement furieux s’échappait de sa gorge. Le livre encaissait cette violence sans broncher, ce qui ne fit qu’accroître la rage d’Elizabeth ; elle tomba à genoux, rabattit violemment la couverture et entreprit d’arracher les pages par poignées.
Nell et Fiona se dévisagèrent, soudain redevenues sérieuses. Les coups de pied, c’était encore rigolo, mais il y avait quelque chose dans l’arrachage des pages qui les mettait toutes deux mal à l’aise. « Elizabeth ! arrête ! » dit Nell, mais Elizabeth ne semblait pas l’avoir entendue. Elle courut vers son amie et la maîtrisa par derrière. Fiona se précipita quelques instants après pour récupérer le livre.
« Bon Dieu de merde ! rugit Elizabeth. J’en ai rien à cirer de tous ces putains de livres, et rien à cirer non plus du Manuel ! »
La porte s’ouvrit à la volée. Miss Stricken entra d’un pas lourd, délogea Nell d’une simple bourrade, passa les deux bras autour des épaules d’Elizabeth et la fit sortir manu militari.
Quelques jours plus tard, Elizabeth partait en vacances prolongées avec ses parents, et sautant de clave en clave appartenant à la Nouvelle-Atlantis avec l’aéronef familial, ils devaient ainsi traverser le Pacifique et l’Amérique du Nord pour aboutir à Londres où ils s’installèrent pour plusieurs mois. Les tout premiers jours, Nell reçut un mot d’Elizabeth, et Fiona en eut deux. Par la suite, leurs propres lettres restèrent sans réponse et, bientôt, elles cessèrent de lui écrire. Le nom d’Elizabeth fut retiré de la plaque du cours de Complément d’Études.
Nell et Fiona continuèrent à tirer au flanc. Nell était arrivée au point où elle était capable de transcrire les vieux grimoires à longueur de journée sans en absorber en fait un seul mot. Lors de ses premières semaines de Complément d’Études, elle avait été terrifiée ; en fait, elle avait été surprise de l’intensité de sa terreur et en était venue à réaliser que l’Autorité, même en dehors de toute violence, pouvait se révéler un spectre largement aussi inquiétant que tout ce qu’elle avait pu connaître au cours des années précédentes. Après l’incident avec Elizabeth, elle était restée de longs mois à s’ennuyer, puis elle avait traversé une période de colère, jusqu’à ce que ses conversations avec Canard et Pourpre l’amènent à comprendre que cette colère la dévorait de l’intérieur. Aussi, au prix d’un effort conscient, avait-elle choisi de retourner à son ennui.
Sa colère venait du constat que perdre son temps à recopier ces vieux grimoires était d’une impardonnable stupidité. Elle ne comptait plus tout ce qu’elle aurait pu apprendre en lisant son Manuel au long de ces huit heures. Sur ce plan, le programme normal délivré par l’Académie de Miss Matheson eût été d’ailleurs parfaitement adéquat. Ce qui la torturait, c’était le côté irrationnel de cet établissement.
Un jour, alors qu’elle revenait des toilettes, elle nota avec ahurissement que Fiona avait à peine recopié une seule page, alors qu’elles étaient là depuis des heures.
Par la suite, Nell prit l’habitude de surveiller Fiona du coin de l’œil. Elle nota que celle-ci écrivait sans interruption, mais qu’elle ne prêtait aucune attention aux vieux bouquins. Dès qu’elle avait fini une page, elle la pliait et la glissait dans son réticule. De temps en temps, elle s’arrêtait pour regarder par la fenêtre en rêvassant durant quelques minutes, puis elle se remettait à écrire ; ou bien elle plaquait les deux mains sur son visage et se mettait à osciller sans bruit sur sa chaise, avant de se replonger dans une longue bouffée d’écriture frénétique qui pouvait l’amener à couvrir plusieurs pages en quelques minutes.
Miss Stricken entra dans la salle en fin d’après-midi, prit la pile de pages terminées posées sur le bureau de Nell, les feuilleta rapidement, et s’accorda un mouvement de menton vers le bas d’une amplitude de quelques minutes d’arc. Ce presque imperceptible vestige d’acquiescement était sa façon de signifier à Nell que c’était terminé pour aujourd’hui. Nell avait fini par comprendre qu’un des moyens employés par Miss Stricken pour mettre en relief son pouvoir sur les filles était de communiquer ses desiderata en utilisant les signes les plus imperceptibles qui soient, afin que ses ouailles soient forcées de l’observer avec anxiété en permanence.
Nell prit congé ; mais, après avoir fait quelques pas dans le couloir, elle fit demi-tour et revint en catimini jusqu’à la porte pour regarder par le carreau à l’intérieur de la classe.
Miss Stricken avait sorti les feuillets pliés du sac de Fiona et elle était en train de les lire avec attention, tout en faisant les cent pas devant l’estrade, telle la lente oscillation d’un pendule qui bat sur un rythme incomparablement laborieux. Fiona restait écrasée sur sa chaise, la tête basse rentrée dans les épaules.
Après avoir lu les feuillets durant un temps interminable, Miss Stricken les laissa choir sur le bureau et fit une sorte de brève déclaration, en hochant la tête avec une incrédulité navrée. Puis elle se retourna et quitta la salle.
Quand Nell rejoignit Fiona, elle avait toujours les épaules agitées de soubresauts silencieux. Nell l’entoura de ses bras, et Fiona se remit à sangloter et à soupirer. Au cours des minutes ultérieures, elle passa graduellement à ce stade des larmes où le corps semble se gonfler et mariner dans ses propres fluides.
Nell réprima un sursaut d’impatience. Elle savait fort bien, comme toutes les autres filles, que le père de Fiona avait disparu bien des années plus tôt et n’était jamais revenu. La rumeur disait qu’il s’était comporté en homme d’honneur lors d’une mission officielle ; mais les années passant, s’était peu à peu instauré à la place le soupçon de quelque acte infamant. Nell n’aurait guère eu de mal à faire observer qu’elle avait traversé bien pire. Mais, au vu du désespoir de Fiona, elle devait à présent envisager la possibilité que cette dernière se retrouve à présent dans une situation encore moins enviable.