Quand sa mère arriva dans une petite auto-tandem de location pour la récupérer et qu’elle vit le visage rouge et décomposé de sa fille, une rage noire l’envahit aussitôt et elle emmena Fiona sans même un regard pour Nell. Fiona apparut à l’église le lendemain, comme si de rien n’était, et elle ne dit pas un mot à Nell de toute la semaine suivante à l’école. En fait, Fiona ne parlait quasiment plus à personne, car elle passait désormais tout son temps à rêvasser.
Quand Nell et Fiona se présentèrent à sept heures du matin le samedi suivant, elles découvrirent avec surprise Miss Matheson qui les attendait devant la classe, assise dans son fauteuil roulant de cuir et d’osier, engoncée dans une couverture thermogène. Les piles de livres et de feuilles et les stylos-plumes n’étaient plus là, et leurs noms avaient été retirés de la plaque devant la salle. « C’est une journée de printemps magnifique, dit Miss Matheson. Allons cueillir des digitales. »
Elles traversèrent les aires de jeux pour gagner la prairie où poussaient les fleurs des champs ; les deux petites marchaient, et le fauteuil roulant de Miss Matheson la propulsait avec ses intelli-roues à rayons.
« Du jambon délicatement ciselé, grommela Miss Matheson derrière elle.
— Je vous demande pardon, Miss Matheson ? dit Nell.
— J’étais en train de regarder les intelli-roues, et ça m’a rappelé une publicité du temps de ma jeunesse, expliqua Miss Matheson. C’est que j’étais une battante, dans le temps. Je sillonnais les rues en planche à roulettes. Aujourd’hui, je suis toujours sur des roues, mais d’un autre genre. J’ai dû avoir largement ma dose de plaies et de bosses au début de ma carrière, j’en ai peur. »
« C’est une chose merveilleuse que d’être intelligent, et vous ne devriez jamais avoir d’autre idée en tête. Mais ce que vous apprenez en prenant de l’âge, c’est qu’il existe de par le monde quelques milliards d’autres individus qui cherchent tous à être malins en même temps et, quoi que vous fassiez, votre vie sera certainement vaine – engloutie dans l’océan – à moins que vous le fassiez avec des gens de même disposition d’esprit qui seront à même de se rappeler votre contribution et de la poursuivre. C’est pour cela que le monde est divisé en tribus. Il existe quantité de Phyles de moindre importance, et trois Grands. Quels sont les trois Grands ?
— La Nouvelle-Atlantis, commença Nell.
— Nippon, dit Fiona.
— Han, conclurent-elles ensemble.
— C’est exact, dit Miss Matheson. On inclut traditionnellement Han dans cette liste, à cause de sa taille et de son ancienneté qui sont considérables – même s’il est diminué depuis un certain temps par les querelles intestines. Et certains y ajouteront l’Hindoustan, alors que d’autres y verront un conglomérat hétéroclite de micro-tribus unies par une formule qui nous reste indéchiffrable.
« Cela dit, il fut un temps où l’on croyait que ce que pouvait accomplir l’esprit humain était déterminé par des facteurs génériques. Fariboles, bien sûr, mais cela parut convaincant durant de longues années, les distinctions entre tribus étant si manifestes. Nous savons aujourd’hui que toutes ces différences sont culturelles. Que c’est, après tout, ce qui caractérise une culture : un groupe d’individus qui partagent un certain nombre de caractères acquis.
« La technologie de l’information a libéré les cultures de la nécessité de posséder des territoires spécifiques pour se propager : aujourd’hui, nous pouvons vivre n’importe où. Le Protocole économique commun spécifie de quelle manière il convient de procéder.
« Certaines cultures sont prospères ; d’autres non. Certains font grand cas du discours rationnel et de la méthode scientifique ; d’autres, non. Certains encouragent la liberté d’expression, d’autres la découragent. Le seul point qu’elles aient en commun est que si elles ne se propagent pas, elles se feront absorber par d’autres. Tout ce qu’elles auront bâti sera détruit : tout ce qu’elles auront accompli sera oublié ; tout ce qu’elles auront appris et écrit sera dispersé aux quatre vents. Dans le temps, il était encore aisé d’en conserver la mémoire à cause de la nécessité constante de défendre ses frontières. Aujourd’hui, tout cela s’oublie si vite.
« La Nouvelle-Atlantis, à l’instar de bien des tribus, se propage essentiellement par l’éducation. C’est la raison d’être de cette Académie. Ici, vous développez votre corps par l’exercice et la danse, votre esprit par la conception de projets. Et puis vous allez chez Miss Stricken. À quoi sert une telle classe ? Celle-ci ou une autre ? Parlez, je vous prie. Vous risquez des ennuis, quoi que vous disiez. »
Après quelque hésitation, Nell répondit : « Je ne suis pas sûre qu’elle serve à quoi que ce soit. » À ces mots, Fiona se contenta de la regarder avec un sourire triste.
Miss Matheson souriait, elle aussi. « Vous n’êtes pas loin du compte. L’enseignement de Miss Stricken frôle dangereusement l’absence de tout contenu. Alors, dans ce cas, pourquoi s’y intéresser ?
— Je ne vois vraiment pas, dit Nell.
— Quand j’étais gamine, j’ai suivi des cours de karaté, dit Miss Matheson, révélation surprenante. J’ai laissé tomber au bout de quelques semaines : j’en avais ma claque. Je pensais que mon sensei m’enseignerait à me défendre quand je filerais dans la rue sur ma planche. Au lieu de ça, il a commencé par me faire balayer la salle. Puis il m’a expliqué que si je voulais me défendre, je ferais mieux de m’acheter un flingue. Je suis revenue la semaine d’après, et il m’a fait de nouveau balayer. Je ne faisais qu’un truc : passer le balai. Franchement, quel intérêt, là aussi ?
— Celui de vous enseigner l’humilité et l’autodiscipline, dit Nell. C’était une leçon apprise de Dojo depuis bien longtemps.
— Précisément. Deux qualités morales. C’est sur les qualités morales que se fonde en définitive une société. Toute la prospérité, tous les prodiges technologiques de la planète ne servent de rien sans ce fondement – nous l’avons appris à la fin du vingtième siècle, quand il est devenu démodé d’enseigner de telles vertus.
— Mais comment pouvez-vous dire que c’est moral ? dit Fiona. Miss Stricken n’est pas morale. Elle est si cruelle.
— Miss Stricken n’est pas quelqu’un que j’inviterais volontiers chez moi à dîner. Je ne l’engagerais pas comme gouvernante pour mes enfants. Ses méthodes ne sont pas les miennes. Mais les gens de cette sorte sont indispensables.
« Il n’est rien de plus difficile au monde que d’amener des Occidentaux à s’entendre, poursuivit Miss Matheson. C’est le boulot de personnes comme Miss Stricken. Nous devons oublier leurs imperfections. C’est comme un avatar – savez-vous, mes enfants, ce qu’est un avatar ? C’est l’incarnation physique d’un principe. Ce principe est qu’à l’extérieur des frontières confortables et bien gardées de notre phyle, il existe un monde impitoyable qui viendra nous faire du mal si nous n’y prenons pas garde. Ce n’est pas une tâche facile à assumer. Nous devons tous plaindre Miss Stricken. »