Elles ramenèrent à l’école des brassées de digitales pourpres et magenta, qu’elles répartirent dans des vases pour chaque classe, en déposant un bouquet particulièrement fourni sur le bureau de Miss Stricken. Puis elles prirent le thé avec Miss Matheson, et chacune s’en retourna chez soi.
Nell ne pouvait se résoudre à admettre ce qu’avait dit Miss Matheson ; mais elle découvrit qu’après cette conversation tout lui devenait plus facile. Elle cernait à présent parfaitement les néo-Victoriens. La société s’était miraculeusement transmuée en un système ordonné, comme les ordinateurs élémentaires qu’elles programmaient à l’école. Maintenant que Nell connaissait toutes les règles, elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait.
Joie reprit son statut antérieur d’inconvénient mineur aux lisières d’une merveilleuse journée scolaire. Miss Stricken la caressait bien de sa férule de temps à autre, mais bien moins souvent, quand bien même Nell se grattait ou somnolait.
Fiona Hackworth eut plus de mal et, en moins de deux mois, elle se retrouvait sur la liste du Complément d’Études. Quelques mois plus tard, elle cessait définitivement de fréquenter l’école. On annonça qu’elle et sa mère étaient parties s’installer à Atlantis/Seattle, et sa nouvelle adresse fut affichée dans le hall pour celles qui désiraient lui écrire.
Mais Nell avait entendu sur Fiona des rumeurs colportées par les autres filles qui les tenaient de leurs parents. Fiona était partie depuis un an environ quand le bruit courut que sa mère avait obtenu le divorce – qui, dans leur tribu, n’était prononcé qu’en cas de viol ou d’adultère. Nell écrivit à son ancienne camarade une longue lettre où elle lui disait qu’elle était affreusement désolée si son père s’était comporté de manière odieuse et lui offrait tout son soutien dans ce cas. Quelques jours plus tard, elle reçut un bref message dans lequel Fiona déchargeait son père de toute accusation. Nell lui renvoya une lettre d’excuses, mais n’eut plus jamais de nouvelles de Fiona Hackworth par la suite.
C’est deux années plus tard environ qu’on put lire sur tous les médias d’information l’histoire extraordinaire de la jeune héritière Elizabeth Finkle-McGraw, disparue du domaine familial dans la banlieue de Londres et qu’on disait avoir aperçue par la suite à Londres, Los Angeles, Hongkong, Miami et bien d’autres lieux, en présence d’individus qu’on suspectait d’appartenir aux plus hautes sphères de CryptNet.
Hackworth s’éveille d’un rêve ; retraite du monde des Tambourinaires ; discordances chronologiques
Hackworth s’éveilla d’un rêve de plaisir insoutenable et se rendit compte que ce n’était pas un rêve ; son pénis était à l’intérieur d’une autre personne, et il peinait en soufflant comme une locomotive emballée en s’acheminant vers l’éjaculation. Il n’avait aucune idée de ce qui se passait ; mais ne pouvait-on lui pardonner de ne pas faire ce qu’il fallait ? Avec un tortillement par ci, une poussée par là, il réussit à se faufiler, passer la barrière, les muscles lisses de l’appareil en question exécutant leur algorithme spinal.
Le temps de souffler rapidement pendant la période de rétraction, et il s’était déjà désengagé, poussant un petit cri provoqué par l’étincelle électrique du retrait ; il se releva aussitôt sur un coude pour voir qui il venait ainsi de violer. La lueur du feu suffit à lui révéler ce qu’il savait déjà : qui que soit cette femme, ce n’était pas Gwen. Hackworth avait enfreint le serment le plus important qu’il ait jamais prononcé, et il ne connaissait même pas l’identité de sa partenaire.
Mais il savait que ce n’était pas la première fois. Loin de là. Il avait eu des rapports sexuels avec quantité de gens ces dernières années – il s’était même fait enculer.
Il y avait par exemple cette femme…
Non, plutôt, cet homme qui…
Fait curieux, il ne pouvait se fixer sur un exemple précis. Il savait toutefois qu’il était coupable. C’était comme de s’éveiller d’un rêve avec une suite d’idées parfaitement claires en tête, et d’être parfaitement incapable de retrouver le raisonnement qu’on tenait à peine quelques secondes plus tôt, comme si votre conscience s’était écaillée à en devenir méconnaissable. À l’image d’un gosse de trois ans qui a le génie de se perdre dans la foule chaque fois qu’on a le dos tourné, les souvenirs d’Hackworth s’étaient enfuis vers ce lieu mystérieux où se réfugient les mots qu’on a sur le bout de la langue, les impressions de déjà vu, les rêves de la nuit passée.
Il savait qu’il avait de gros problèmes avec Gwen, mais que Fiona l’aimait toujours – Fiona, plus grande que sa mère, maintenant, si complexée par sa silhouette d’éternel échalas, toujours privée de ces dérivées secondes qui donnent du piment à l’existence.
Plus grande que Gwen ? Comment était-ce possible ?
Mieux valait se tirer d’ici avant de baiser une autre inconnue.
Il n’était plus dans la chambre centrale, plutôt dans un des anévrismes du tunnel, en compagnie d’une vingtaine d’autres personnes, aussi nues que lui. Il savait quel tunnel débouchait sur la sortie (pourquoi ?) et il s’y engouffra aussitôt en rampant, tant bien que mal, car il apparut bientôt qu’il était perclus de crampes. Ses dernières galipettes sexuelles n’avaient pas dû être très athlétiques – plutôt effectuées sur le mode tantrique.
Parfois, ils baisaient pendant des journées entières.
Comment savait-il cela ?
Les hallucinations avaient disparu, ce qui lui convenait tout à fait. Il rampa dans les tunnels durant un long moment. S’il essayait de penser à sa destination, il se perdait et se retrouvait finalement à son point de départ. Ce n’est que lorsque son esprit se mit à divaguer qu’il poursuivit sa route comme en pilotage automatique et finit par aboutir dans une longue chambre au sol en pente ascendante, éclairée d’une lumière argentée. Voilà qui avait quelque chose de familier, il avait déjà vu cet endroit quand il était encore jeune homme. Il monta jusqu’au bout et, là, sentit sous ses pieds un contact rocheux inhabituel. Un sas s’ouvrit au-dessus de lui, et plusieurs tonnes d’eau de mer glacée lui déboulèrent sur la tête.
Il rejoignit en titubant la terre ferme et se retrouva dans le parc Stanley, sol gris dans son dos, mur vert devant lui. Bruissement des fougères : Kidnappeur fit son apparition, il semblait lui aussi tout vert et duveteux. Il avait l’air d’ailleurs bien coquet pour un cheval-robot, avec le chapeau-melon d’Hackworth perché sur sa tête.
Hackworth leva les mains pour se tâter et découvrit avec surprise les poils sur son visage : il portait une barbe de plusieurs mois. Mais encore plus étrange, son torse était bien plus velu qu’auparavant. Une partie des poils étaient gris, les seuls poils gris qu’il ait jamais vus naître de ses follicules pileux.
Kidnappeur était vert et duveteux parce qu’il était envahi de mousse. Le melon était également en piteux état et couvert de moisissures. Hackworth tendit machinalement la main et le posa sur sa tête. Son bras était plus épais et velu que dans son souvenir, un changement pas vraiment désagréable, et même le chapeau semblait un peu serré.
Extrait du Manuel, la princesse Nell croise la route d’une énigmatique Armée des souris ; une visite à un invalide
La clairière, à peine visible à travers les arbres devant elle, était une apparition bienvenue, car les forêts du roi Coyote étaient d’une profondeur incomparable et perpétuellement noyées dans la fraîcheur des brumes. Des rais de soleil avaient commencé de percer les nuages, aussi la princesse Nell décida-t-elle de se reposer dans un endroit dégagé et, avec un peu de chance, de lézarder au soleil. Mais, lorsqu’elle déboucha dans la clairière, elle découvrit que ce n’était pas l’étendue de verdure jonchée de fleurs qu’elle avait escomptée ; c’était plutôt un andain taillé dans la forêt par quelque force titanesque, qui aurait couché les arbres et retourné le sol sur son passage. Une fois remise de son étonnement et de sa frayeur, la princesse Nell résolut de mettre à profit les talents de pisteuse qu’elle avait appris lors de ses nombreuses aventures, afin d’en savoir plus sur la nature de l’auteur mystérieux de ce prodige.