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Comme elle le découvrit bientôt, il n’était pas nécessaire en l’occurrence d’avoir des talents de pisteur expérimenté. Un simple coup d’œil au sol piétiné révélait non pas (comme elle l’avait anticipé) des empreintes de pas géantes, mais au contraire des millions de petites, superposées en un tel nombre qu’aucune parcelle de sol n’était vierge de la marque de minuscules griffes ou pattes. Un torrent de chats était passé par ici ; même si la princesse Nell n’avait pas reconnu les empreintes, les pelotes de poil et les petites crottes, visibles partout, étaient suffisamment révélatrices.

Des chats se déplaçant en troupeau ! C’était un comportement des plus singuliers. Nell suivit leur piste durant un certain temps, espérant deviner la cause de ce prodige. Au bout de quelques kilomètres, la route s’élargissait pour déboucher sur un campement abandonné piqueté des restes d’innombrables feux de camp. Nell passa la zone au peigne fin, à la recherche d’autres indices, non sans succès d’ailleurs : elle trouva quantité de crottes de souris, ainsi que la marque de leurs pas autour des cendres. La disposition des empreintes indiquait que les chats avaient dû se regrouper sur quelques zones bien délimitées, alors que les rongeurs avaient apparemment déguerpi.

La dernière pièce du puzzle était un minuscule bout de cuir entortillé que Nell retrouva sur le sol près de l’un des feux de camp. En le retournant entre ses doigts, elle s’avisa qu’il ressemblait fort à une bride de cheval – sauf par sa taille, prévue pour se conformer à la tête d’un chat.

Elle se trouvait sur la piste d’une vaste armée de souris qui progressaient juchées sur le dos de chats, à la manière de chevaliers chevauchant leur monture.

Elle avait déjà entendu parler de l’Armée des souris, en d’autres régions du Pays d’Au-delà, et n’y avait vu que de vieilles superstitions.

Mais une fois, il y a bien des années, dans une auberge de montagne où elle avait passé la nuit, la princesse Nell avait été réveillée le matin par le bruit d’une souris fouillant dans son paquetage.

La princesse Nell avait alors prononcé une formule magique que lui avait enseignée Pourpre et qui fit jaillir une boule de lumière en suspension au milieu de la chambre. L’énoncé de la formule avait été masqué par le hurlement des vents de la montagne soufflant parmi les charpentes branlantes de l’auberge, aussi la souris fut-elle totalement surprise par l’irruption soudaine de la lumière. Nell découvrit alors avec ébahissement que la souris n’était pas en train de grignoter ses réserves de nourriture, comme toute souris qui se respecte, mais qu’elle fouinait plutôt dans ses papiers. Et ce n’était pas l’habituelle quête destructrice de matériaux pour tapisser son nid – pas du tout : cette souris-là savait lire et elle était en train de chercher des informations.

La princesse referma la main sur la souris espionne pour l’empêcher de s’échapper. « Qu’est-ce que tu cherches ? Dis-le-moi, et je te rendrai la liberté ! » dit-elle. Ses aventures lui avaient appris à être à l’affût des pièges de toute nature, et il était important qu’elle sache qui lui avait envoyé cet espion minuscule mais efficace.

« Je ne suis qu’une inoffensive souris ! couina l’espionne. Je ne désire même pas ta nourriture… juste de l’information !

— Je te donnerai un gros bout de fromage, rien que pour toi, si tu me fournis quelques renseignements », dit la princesse Nell. Elle prit la souris par la queue et l’éleva dans les airs, pour qu’elles puissent se parler face à face. Dans le même temps, de l’autre main, elle dénoua le lacet de son sac et en sortit une succulente portion de Stilton bleu.

« Nous cherchons notre Reine perdue, expliqua la souris.

— Je puis te garantir qu’aucun de mes papiers ne détient la moindre information sur un monarque rongeur disparu, dit la princesse Nell.

— Quel est votre nom ? demanda la souris.

— Ça ne te regarde pas, espèce d’espionne ! dit la princesse Nell. C’est moi qui pose les questions.

— Mais il est très important que je sache votre nom, dit la souris.

— Pourquoi ? Je ne suis pas une souris. Et je n’ai pas vu le moindre souriceau avec une couronne sur la tête. »

La souris espionne ne dit rien. Elle fixait attentivement la princesse Nell de ses petits yeux en vrille. « Viendriez-vous, par le plus grand des hasards, d’une île enchantée ?

— Tu as écouté bien trop de contes de fées, répondit la princesse Nell qui avait du mal à dissimuler sa surprise. Tu n’as guère été coopérative, aussi ne mérites-tu pas de fromage – mais comme j’admire ton culot, je vais t’en donner quand même un bout. Régale-toi ! » Elle redéposa la souris par terre et sortit son couteau pour trancher un morceau de Stilton ; mais le temps qu’elle ait fini, la souris s’était volatilisée. Elle eut juste le temps d’entrevoir sa petite queue rose qui disparaissait sous la porte.

Le lendemain, elle la retrouva morte sur le sol du couloir. Le chat de l’aubergiste l’avait attrapée…

Donc, l’Armée des souris existait bel et bien ! La princesse Nell se demanda si elles avaient réussi depuis à localiser leur Reine disparue. Elle suivit leur piste encore un jour ou deux, car elle se dirigeait à peu près dans la bonne direction, et qu’elle était presque aussi pratique qu’une route. Chemin faisant, elle dépassa plusieurs autres campements. Sur un de ces sites, elle découvrit même une petite sépulture, marquée par une minuscule pierre tombale formée d’un éclat de stéatite.

Les inscriptions gravées sur ce monument lilliputien étaient trop petites pour être déchiffrées. Mais la princesse Nell avait sur elle une loupe qu’elle avait chapardée dans le trésor de l’un des Souverains des Fées ; elle la sortit donc de son boîtier capitonné, la fit glisser hors de son étui de velours et s’en servit pour examiner l’inscription.

Le sommet de la pierre s’ornait d’un petit bas-relief représentant un chevalier souriceau, vêtu de son armure, l’épée à la main, et prosterné devant un trône. L’inscription disait :

Ci-gît Trèfle, de queue en cap, Dont on dit que les vertus De loin dépassaient les failles. De sa selle, un jour elle chut, Et périt sous les griffes de son chat de bataille. Qui sait si son ultime chevauchée L’a conduite en Enfer ou au Ciel Mais où qu’elle réside désormais Elle restera fidèle à la princesse Nell.

La princesse Nell examina les restes du feu, la surface du bois coupé par l’Armée des souris, l’état de dessiccation de leurs crottes, et en déduisit qu’elles étaient passées par ici bien des semaines auparavant. Un jour, elle les retrouverait et découvrirait enfin l’origine d’un tel attachement à son égard ; mais, pour l’heure, elle avait des considérations plus pressantes.