Выбрать главу

L’Armée des souris, il faudrait qu’elle s’en occupe plus tard. Demain, on était samedi, et, le samedi matin, elle descendait toujours dans les Territoires concédés rendre visite à son frère. Elle ouvrit la penderie au coin de sa chambre et sortit sa robe de voyage. Décelant ses intentions, son chaperon sortit de sa niche à l’arrière et se mit à geindre près de la porte.

Même à son âge encore tendre, quelques années à peine par-delà le seuil de la féminité, Nell avait déjà eu matière à se féliciter de la présence du mini chaperon bourdonnant qui la suivait partout dès qu’elle s’aventurait seule hors de chez elle. La maturité lui avait donné un certain nombre de traits propres à attirer l’attention du sexe opposé, voire des femmes ayant cette inclination. La plupart des commentateurs ne manquaient pas d’évoquer ses yeux, qu’on disait avoir un aspect vaguement exotique. Il n’y avait en fait rien de particulièrement inhabituel dans leur forme ou leur taille, et leur couleur – un mélange très tweed, de gris et de brun clair pailleté d’or – n’avait rien de remarquable au sein d’une culture à dominante anglo-saxonne. Mais le regard de Nell avait une vivacité sauvage qui captivait l’attention de quiconque venait à le croiser. La société néo-victorienne produisait quantité de jeunes femmes qui, bien que parfaitement éduquées et cultivées, étaient encore des ardoises vierges à l’âge de Nell. Mais les yeux de Nell révélaient bien autre chose. Quand on l’avait présentée à la bonne société quelques mois auparavant, avec d’autres jeunes filles du contingent de Dissémination extérieure issu de l’Académie de Miss Matheson, elle n’avait pas été la plus jolie du bal, et certainement pas la mieux mise ou la plus brillante en société. Elle avait pourtant attiré une foule de jeunes gens. Certes, ils ne s’étaient pas risqués ouvertement à former cercle autour d’elle : ils avaient plutôt préféré cherché à se maintenir à une distance minimale, de sorte que chaque fois qu’elle entrait dans la salle de bal, la densité locale de jeunes gens atteignait une valeur peu commune.

Elle avait tout particulièrement excité l’intérêt d’un garçon qui était le neveu d’un Lord actionnaire d’Atlantis/Toronto. Il lui avait écrit plusieurs lettres enflammées. Elle avait répondu en disant qu’elle ne souhaitait pas poursuivre cette relation, et il avait, peut-être avec l’aide de quelque moniteur caché, réussi à les rencontrer, elle et son mini chaperon, un matin qu’elle chevauchait en direction de l’Académie de Miss Matheson. Elle lui avait alors remis en mémoire la récente rupture de leurs relations en ne daignant pas le reconnaître ; il avait malgré tout persisté, et le temps qu’elle atteigne les portes de l’Académie, le mini chaperon avait recueilli des preuves suffisantes pour justifier des poursuites pour harcèlement sexuel, si Nell avait voulu s’engager dans une telle voie.

Elle n’y songeait évidemment pas, car cela aurait soulevé un nuage d’opprobre susceptible de ruiner la carrière du jeune homme. Au lieu de cela, elle prit un extrait de cinq secondes de la ciné-séquence enregistrée par le mini-chaperon : celle où, abordée par le garçon, Nell répondait : « Je suis désolée, mais j’ai peur que vous ne forciez votre avantage », tandis que le jeune homme, oublieux des conséquences éventuelles, insistait comme s’il n’avait pas entendu. Nell incorpora cette information dans une carte de visite interactive qu’elle s’arrangea pour faire déposer non loin du domicile familial du jeune homme. Elle ne tarda pas à recevoir de sa famille des excuses en bonne et due forme, et elle ne devait plus jamais entendre parler de l’importun.

Maintenant qu’elle avait été présentée à la bonne société, ses préparatifs de visite des Territoires concédés étaient aussi élaborés que ceux de n’importe quelle dame de la Nouvelle-Atlantis. Hors de l’enclave, elle et sa chevaline étaient entourées de toutes parts par une armure volante de gousses de surveillance qui tenaient lieu de première ligne de défense personnelle. Le corps de la chevaline d’une dame à la page affectait une sorte de forme creusée en Y qui éliminait la nécessité de monter en amazone, aussi Nell pouvait-elle à loisir porter une tenue parfaitement normale : un justaucorps qui mettait en valeur sa taille d’une étroitesse à la mode, si délicatement affinée sur les appareils de gymnastique de l’Académie qu’on aurait pu la croire façonnée au tour dans du bois de noyer. Par-dessus, la jupe, les manches, le col et le chapeau veillaient à ce qu’aucun des jeunes bandits des Territoires concédés n’ait l’occasion, par leur regard, de porter atteinte à son espace corporel, et de peur que ses traits remarquables ne se révèlent une trop grande tentation, elle portait également un voile.

Le voile était un champ de microscopiques aérostats en forme d’ombrelle, programmés pour voler en formation serrée à quelques centimètres de son visage. Tous pointaient vers l’extérieur. Normalement, les aérostats demeuraient fermés, ce qui les rendait presque invisibles ; tout au plus aurait-on dit une ombre devant son visage, même si, vu de côté, le mur qu’ils formaient était trahi par un subtil miroitement de l’air. Sur un ordre de Nell, ils s’ouvraient en partie. Entièrement déployés, ils se touchaient presque. Leur surface extérieure était réfléchissante, leur surface intérieure noir mat, de sorte que Nell pouvait voir au travers comme si elle regardait au travers d’une plaque de verre fumé. Mais les autres ne distinguaient qu’un voile chatoyant. On pouvait programmer les ombrelles selon diverses inclinaisons – afin qu’elles gardent toujours la même forme rigide, comme un masque d’escrimeur, ou bien ondulent comme une voilette de soie fine, selon le mode choisi.

Le voile offrait à Nell une protection contre les curiosités indésirables. Beaucoup de femmes actives de la Nouvelle-Atlantis utilisaient également le voile comme un moyen d’affronter le monde à leur avantage, en se garantissant qu’on les jugerait sur leurs mérites propres et non sur leur apparence. Le voile avait en outre une fonction protectrice, en réfléchissant les rayons solaires nocifs et en interceptant une bonne partie des nanosites délétères qui auraient sinon risqué de s’introduire sans obstacles dans la bouche ou les fosses nasales.

Sa dernière fonction était un souci particulier pour l’agent Moore, ce matin-ci. « Ça tourne au vilain, ces temps derniers, dit-il. Les combats ont été particulièrement méchants. » Nell avait déjà pu le déduire de certaines bizarreries de comportement du policier : il veillait tard la nuit, ces temps derniers, gérant quelque entreprise complexe étalée sur son plancher médiatronique, et elle soupçonnait qu’il devait s’agir d’une sorte de bataille, pour ne pas dire une guerre.

À la faveur de sa traversée de Dovetail, elle parvint avec sa chevaline au sommet d’une éminence qui offrait, par temps clair, une vue magnifique sur les Territoires concédés, Pudong et Shanghai. Mais aujourd’hui, l’humidité s’était figée en nappes de nuages qui formaient un tapis ininterrompu à quelque trois cents mètres sous leur niveau, de sorte que ce haut plateau surmontant New Chusan ressemblait à une île, seule dans l’univers, à l’exception du cône couronné de neige de la clave de Nippon, quelques kilomètres plus haut sur la côte.

Elle sortit par la porte principale et descendit la colline. Elle continuait d’approcher la couche de nuages mais sans jamais tout à fait y parvenir ; plus elle descendait, plus la lumière s’adoucissait et, après quelques minutes, elle n’était plus en mesure, lorsqu’elle se retournait, de distinguer l’entassement anarchique de petites communautés de Dovetail, pas plus que les clochers de St. Mark ou la Source Victoria au-dessus. Encore quelques minutes de descente, et le brouillard devint si épais que sa visibilité s’était réduite à quelques mètres ; déjà, elle percevait la puanteur primitive de l’océan. Elle dépassa le site originel de la clave Sendero. Les Senderos en avaient été extirpés de manière sanglante, quand l’Application du Protocole avait découvert qu’ils collaboraient avec les Rebelles du Néo-Taiping, un culte fanatique opposé à la fois aux Poings et à la République côtière. Ce bout de terrain était alors passé aux mains des Dong, minorité ethnique originaire de Chine du Sud-Ouest et chassée de ses terres natales par la guerre civile. Ils avaient abattu la haute muraille pour bâtir à la place une de leurs pagodes à degrés si caractéristiques.