À part cela, les TC n’avaient guère changé. Les opérateurs des gigantesques médiatrons muraux qui avaient tant effrayé Nell lors de sa première nuit dans les Territoires concédés avaient poussé la luminosité au maximum, pour tenter de compenser le brouillard.
Sur les quais, non loin de l’Aérodrome, les compilateurs de New Chusan avaient, geste charitable, dégagé un petit espace pour le Vatican. Les premières années, il n’avait abrité qu’une mission dont le bâtiment d’un étage logeait les thètes qui avaient poussé leur style de vie jusqu’à son terme logique et s’étaient donc retrouvés sans logis, drogués, traqués par les créanciers, ou fuyant les rigueurs de la loi et les abus de leurs proches.
Plus récemment, ces fonctions étaient devenues annexes, et le Vatican avait programmé les fondations de l’édifice pour extruder en quantité des étages supplémentaires. Le Vatican exprimait un certain nombre de réticences éthiques sérieuses vis-à-vis de la nanotechnologie, mais il avait finalement décidé qu’on pouvait l’admettre aussi longtemps qu’elle évitait de chambouler l’ADN ou de créer des interfaces directes avec le cerveau humain. Recourir à la nanotech pour extruder des bâtiments ne posait pas de problème, encore heureux, car Vatican/Shanghai devait chaque année ajouter deux étages au Libre Sanatorium de Phtisie. Désormais, le bâtiment dominait largement tous les autres édifices bâtis sur le front de mer.
Comme toujours avec les structures extrudées, le style était d’une monotonie extrême, tous les étages étant parfaitement identiques. Les murs étaient construits avec un matériau beige qui n’avait rien d’exceptionnel, déjà utilisé pour une bonne partie des bâtiments des TC, un détail malheureux, car il avait une attraction presque magnétique pour les cadavres cendrés des mites en suspension dans l’air. Comme tous les autres édifices constitués de la sorte, le Libre Sanatorium de Phtisie avait donc au cours des ans viré au noir, et même pas de manière homogène, mais en traînées verticales à cause de la pluie. Une plaisanterie éculée disait que l’extérieur du Sanatorium ressemblait fort à l’intérieur des poumons de ses locataires. Les Poings de la juste harmonie avaient toutefois fait de leur mieux pour l’égayer en y placardant nuitamment leurs affiches rouges.
Harv était étendu tout en haut d’une couchette à trois niveaux, au vingtième étage, partageant une petite salle et sa réserve d’air purifié avec une douzaine d’autres asthmatiques chroniques. Son visage était masqué par un phantascope et le pansement plaqué autour de ses lèvres enserrait un tube épais connecté à la prise d’alimentation murale. Ce tube véhiculait un nébulisat de médicaments directement issus du matri-compilateur et injectés dans les poumons pour empêcher le blocage spasmodique des bronches.
Nell attendit quelques instants avant de le tirer de son ractif. Certaines semaines, il avait l’air mieux que d’autres ; cette fois-ci, il n’avait pas l’air bien du tout. Son corps était bouffi, son visage rond et boursouflé, ses doigts tout gonflés : on l’avait mis sous corticoïdes. Mais elle aurait deviné de toute manière qu’il avait passé une mauvaise semaine, car, d’habitude, Harv n’était pas très porté sur les ractifs en immersion. Il préférait ceux qu’on tient sur les genoux, sur une feuille d’intelli-papier. Nell tâchait de lui écrire chaque jour une lettre simplement écrite en médiaglyphes et, pendant un certain temps, il avait essayé de lui répondre de la même manière. Mais depuis un an, il y avait également renoncé, même si elle continuait scrupuleusement à lui écrire.
« Nell ! dit-il après avoir décollé de ses yeux les épaisses lunettes. Désolé, j’étais occupé à chasser les riches Vickys.
— Pas possible ?
— Ouais. Enfin, Burly Scudd, je veux dire. Dans le ractif… tu vois, sa nana est tombée enceinte, alors bon, faut qu’elle se paye une Libératoire pour être débarrassée, alors elle arrive à se faire engager comme bonne à tout faire chez deux ou trois vieux cons de Vickys, et elle décide de les soulager de quelques vieilleries pas dégueu, en s’imaginant que c’est le moyen le plus rapide de se ramasser le fric.
Là-dessus, la nana se tire et ils la poursuivent avec leurs chevys, et c’est à ce moment que Burly Scudd se pointe avec son gros bahut, et ni une ni deux, v'là qu’il se lance à leurs trousses. Si tu te débrouilles bien, tu peux réussir à faire tomber tous les Vickys dans une grande fosse à purin ! L’éclate ! Tu devrais essayer, conclut Harv, puis, épuisé par un tel effort, il agrippa son tube d’oxygène et tira dessus pendant un certain temps.
— Effectivement, ça a l’air distrayant », réussit à dire Nell.
Momentanément bâillonné par le tube d’oxygène, Harv la dévisagea avec attention, sans paraître trop convaincu. « Désolé, bredouilla-t-il entre deux halètements, j’avais oublié que t’appréciais pas trop mon genre de ractif. J’parie qu’ils l’ont même pas mis dans ton Manuel, le Burly Scudd… »
Nell se força à sourire de la vanne que son frère répétait chaque semaine. Elle lui tendit la corbeille de biscuits et de fruits frais qu’elle avait apportés de Dovetail, et resta assise auprès de lui une heure encore, devisant des trucs dont ils aimaient bien discuter, jusqu’au moment où elle nota que son attention dérivait à nouveau vers les lunettes. Alors elle lui dit au revoir et à la semaine prochaine, puis l’embrassa avant de partir.
Elle régla son voile au niveau d’opacité maximal et se dirigea vers la porte. Harv agrippa spontanément son tube d’oxygène et prit plusieurs inspirations profondes, avant d’appeler son nom juste comme elle allait sortir.
« Oui ? dit-elle en se retournant vers lui.
— Nell, je voulais te dire combien t’étais super, exactement comme les plus belles de toutes les Vickys d’Atlantis. Je n’arrive pas à croire que tu es la même Nell à moi à qui je rapportais des trucs quand on créchait dans notre vieil appart’ – tu te souviens ? Je sais bien que toi et moi, on a pris des routes différentes, depuis ce fameux marin à Dovetail, et je sais que ça a pas mal à voir avec c’te Manuel. Je voulais seulement te dire, sœurette, que même si je dis des fois des horreurs sur les Vickys, je suis aussi fier de toi qu’il est possible de l’être, et tout ce que j’espère, c’est que lorsque tu liras ton Manuel – qu’est si plein de trucs que j’ai jamais pu réussir à piger ou même à lire – tu repenseras à ton vieux frangin Harv, qui l’avait trouvé jeté au caniveau, il y a toutes ces années, et s’était mis dans l’idée de le ramener à sa petite sœur. Dis, est-ce que tu t’en souviendras, Nell ? » Sur ces derniers mots, il se fourra de nouveau le tube d’oxygène dans la bouche et Nell vit ses côtes commencer à se soulever.
« Bien sûr que oui, Harv », murmura Nell, les yeux emplis de larmes, avant de retraverser en titubant la chambre pour serrer le corps boursouflé de son frère entre ses bras vigoureux. Le voile tourbillonna comme un rideau liquide devant les traits du garçon, toutes les ombrelles microscopiques se rétractant lorsqu’elle lui souleva la tête pour l’approcher de son visage et lui plaquer un gros baiser sur la joue.