— Le Dr X vous a-t-il demandé quoi que ce soit ?
— Juste de retrouver l’Alchimiste. »
Le colonel Napier parut ébahi. « Il vous a demandé ça il y a dix ans ?
— Oui. Sans autre explication.
— Voilà qui est fort singulier, admit Napier après un long interlude passé à triturer ses moustaches. Nous n’avons pris conscience de l’existence de ce mystérieux personnage que depuis cinq ans, tout au plus, et nous ne savons virtuellement rien de lui – sinon qu’il s’agit d’un artifex de génie qui complote avec le Dr X.
— Y a-t-il quelque autre information…
— Je ne puis rien révéler de plus, coupa brutalement Napier, qui en avait peut-être déjà trop dit. Prévenez-nous malgré tout si jamais vous le retrouvez. Et… euh, Hackworth, il n’est guère délicat d’aborder ce sujet, mais vous a-t-on averti que votre épouse a obtenu le divorce ?
— Oh ! Ça oui, dit doucement Hackworth. J’imagine que je m’en doutais. » Mais il n’en avait pas eu conscience jusqu’à cet instant.
« Elle s’est montrée remarquablement compréhensive devant une aussi longue absence, poursuivit Napier, mais, au bout d’un moment, il est devenu manifeste que, comme tous les Tambourinaires, vous aviez fini par vous livrer à une débauche sexuelle extrême.
— Comment l’a-t-elle su ?
— Nous l’avions mise en garde.
— Je vous demande pardon ?
— J’ai mentionné tout à l’heure que nous avions trouvé certains éléments dans votre sang. Ces hémocules étaient spécifiquement conçus pour se propager par l’échange de fluides corporels.
— Qu’en savez-vous ? »
Pour la première fois, Napier parut perdre patience. « Pour l’amour du ciel, mon vieux, nous savons ce que nous faisons. Ces particules ont deux fonctions : se disséminer par le truchement d’un échange de fluides corporels et interagir les unes avec les autres. Une fois que nous l’avons constaté, nous n’avions d’autre choix éthique que de prévenir votre femme.
— Bien sûr. Vous avez absolument raison. Au fait, d’ailleurs, je vous en remercie, dit Hackworth. Et il n’est guère difficile de comprendre les sentiments de Gwen à cette perspective de partager ses fluides corporels avec des milliers de Tambourinaires.
— Vous ne devriez pas ainsi battre votre coulpe. Nous-mêmes avons envoyé des explorateurs là-dessous.
— Vraiment ?
— Oui. Les Tambourinaires s’en contre-fichent. Les explorateurs ont relaté un comportement fort semblable à celui des individus dans leurs rêves : “Un moi aux frontières mal définies”, telle était leur phrase, si mes souvenirs sont exacts. Quoi qu’il en soit, votre comportement là-dessous n’était pas nécessairement une transgression morale en soi – votre esprit ne vous appartenait plus.
— Vous dites que ces particules interagissent les unes les autres ?
— Chacune est un réceptacle contenant quelques circuits logiques en barrettes et un peu de mémoire, expliqua Napier. Quand deux particules viennent à se rencontrer, in vivo ou in vitro, elles s’arriment l’une à l’autre et échangent des données pendant un laps de temps limité. En général, elles se désengagent ensuite pour poursuivre chacune leur route. Parfois, elles restent accolées pendant un temps plus long : c’est qu’un calcul intervient – on s’en rend compte à la chaleur dégagée par le circuit logique. Puis elles se déconnectent. Parfois, les deux particules repartent chacune de son côté, parfois l’une des deux meurt. Mais il en reste toujours une pour continuer. »
Les implications de cette dernière phrase n’avaient pas échappé à Hackworth. « Les Tambourinaires ont-ils des relations sexuelles uniquement entre eux ou bien…
— Ce fut également notre première question. La réponse est non. Ils ont des relations sexuelles avec quantité d’autres individus de tous les milieux. En fait, ils tiennent même des bordels à Vancouver. Ils visent en particulier la clientèle des Aérodromes et des gares de transit. Il y a quelques années, ils sont entrés en conflit avec les maisons de passe déjà installées parce que c’est tout juste s’ils monnayaient leurs services. Ils ont haussé leurs tarifs uniquement par diplomatie. Mais ils ne veulent pas d’argent – que diable pourraient-ils en faire ? »
Extrait du Manuel, une visite au Castel Turing ; un ultime bavardage avec Miss Matheson ; l’erreur fatale de Nell ; fuite ; aide d’un mystérieux bienfaiteur ; évasion de la clave de la Nouvelle-Atlantis
Le nouveau territoire dans lequel la princesse Nell venait de pénétrer était de très loin le plus complexe de tous les Royaumes féeriques décrits par le Manuel. Revenant à la double page de la première illustration panoramique, elle compta sept grands châteaux perchés au sommet de montagnes, et elle savait pertinemment qu’elle devrait les visiter tous et accomplir dans chacun une tâche délicate, pour y récupérer les onze clefs qu’on lui avait dérobées et la douzième qui restait encore à trouver.
Elle se fit du thé et des sandwiches qu’elle mit dans un panier pour emporter dans la prairie où elle aimait bien s’asseoir au milieu des fleurs des champs pour bouquiner. La maison de l’agent Moore était un endroit mélancolique en l’absence du policier, et cela faisait plusieurs semaines qu’elle ne l’avait plus revu. Au cours des deux dernières années, il avait été de plus en plus souvent appelé par ses affaires, disparaissant (comme elle le supposait) en Chine intérieure pendant des jours, puis des semaines et revenant déprimé, épuisé, pour ne trouver l’apaisement que dans le whisky (qu’il consommait en étonnamment petites quantités mais avec une concentration farouche), et dans des récitals nocturnes de cornemuse qui réveillaient tout le monde à Dovetail, voire pour certains dormeurs au sommeil léger, jusque dans la clave de la Nouvelle-Atlantis.
Lors de son voyage entre le campement de l’Armée des souris et le premier des châteaux, Nell avait dû mobiliser tous les talents de trappeur qu’elle avait appris au bout de plusieurs années de pérégrination dans le Pays d’Au-delà : elle avait dû combattre un lion des neiges, éviter un ours, traverser à gué des torrents, allumer des feux, bâtir des abris. Le temps que Nell ait réussi à conduire la princesse jusque devant les antiques portes couvertes de mousse du premier château, le soleil brillait déjà au ras de la colline et l’air commençait à fraîchir. Nell se drapa dans un châle thermogène et régla le thermostat un poil plus frais que le niveau de confort ; elle avait constaté que son esprit s’émoussait lorsqu’elle était trop à l’aise. Dans son panier, elle avait mis une bouteille isotherme remplie de thé au lait brûlant, et les sandwiches pourraient tenir un bout de temps.
La plus haute des nombreuses tours du château était surmontée d’une grande aile de moulin à quatre branches qui tournait avec régularité, même si la princesse Nell ne notait qu’une faible brise à son altitude, plusieurs centaines de mètres plus bas.
Encastré dans la porte principale, il y avait un guichet, et, encastré dans le guichet, il y avait un judas. Sous le judas, un grand heurtoir de bronze qui avait la forme de la lettre T, même si celle-ci était devenue indistincte, tant elle était recouverte de mousse et de lichen. La princesse Nell ne réussit à manœuvrer le heurtoir qu’au prix d’un gros effort et, vu son état de décrépitude, elle n’escomptait pas de réponse ; mais à peine le premier coup avait-il retenti que le judas s’ouvrit et qu’elle se trouva confrontée à un heaume : car le portier de l’autre côté était vêtu de pied en cap d’une armure toute rouillée et couverte de mousse. Mais le portier ne dit rien, se contentant de dévisager la princesse Nell ; du moins le supposa-t-elle, car elle ne pouvait voir ses traits derrière la mince fente de la visière du heaume.