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« Bon après-midi, dit la princesse Nell. Je vous demande pardon, mais je parcours ces contrées, et je me demandais si vous auriez la bonté de m’accorder l’hospitalité pour la nuit. »

Sans un mot, le portier referma violemment le judas. Nell entendit grincer et cliqueter son armure tandis qu’il s’éloignait à pas lents.

Quelques minutes plus tard, elle l’entendit revenir, mais, cette fois, le bruit était dédoublé. Les verrous rouillés du guichet grognèrent et couinèrent. La porte s’ouvrit en grand et la princesse Nell fit un brusque écart pour éviter les éclats de rouille, fragments de lichen et autres paquets de mousse tombant en averse autour d’elle. Deux hommes en armure se tenaient à présent devant elle, l’invitant à entrer.

Nell franchit la porte et pénétra dans les sombres ruelles de la forteresse. La porte claqua dans son dos. Deux mains de fer se refermèrent de ses bras ; les hommes l’avaient saisie entre leurs gantelets. Ils la soulevèrent dans les airs et la transportèrent ainsi durant plusieurs minutes, à travers les rues, les escaliers et les passages du château. Tous étaient complètement déserts. Elle ne vit pas même une souris ou un rat. Nulle fumée ne s’élevait des cheminées, nulle lumière ne sourdait des fenêtres et, dans la longue galerie conduisant à la salle du trône, les torches pendaient, froides et noircies dans leurs appliques. De place en place, la princesse Nell remarqua d’autres soldats en armure, figés au garde-à-vous, mais, comme aucun ne bougeait, elle ne put dire s’il s’agissait d’armures vides ou de vrais hommes.

Nulle part elle ne vit les signes habituels du commerce et de l’activité humaine : crottin de cheval, pelures d’orange, aboiements de chiens, eaux usées dans les caniveaux. Non sans une certaine inquiétude, elle nota en revanche un nombre inusité de chaînes. Toutes étaient identiques, d’un dessin pour le moins étrange, et elle en voyait partout : empilées au coin des rues, débordant de corbeilles métalliques, pendant du haut des toits, tendues entre les tours.

Le cliquetis et le grincement de ses porteurs l’empêchaient presque complètement de distinguer d’autres bruits ; mais, à mesure qu’ils montaient et s’enfonçaient dans la forteresse, elle prit lentement conscience d’un sourd grincement, d’un feulement qui imprégnait jusqu’aux pierres de taille. Le bruit monta en crescendo, alors qu’ils se pressaient vers l’extrémité de l’ultime galerie, pour devenir un grondement quasiment sismique lorsqu’ils pénétrèrent enfin sous les voûtes de la salle du trône, sise au cœur même du château.

La salle était froide et obscure, même si un rai de lumière passait à travers les fenêtres hautes au ras des voûtes. Le pied des murs était tapissé d’hommes en armes, parfaitement immobiles. Assis au milieu de la salle, installé sur un trône deux fois haut comme un homme, un géant les attendait, vêtu d’une armure resplendissante comme un miroir. En dessous de lui, un soldat en armure, muni d’un chiffon et d’un tampon métallique, polissait d’un bras vigoureux une des jambières de son seigneur.

« Bienvenue au Castel Turing », dit le seigneur d’une voix métallique.

Dans l’intervalle, les yeux de la princesse Nell s’étaient accoutumés à la pénombre, et elle nota quelque chose derrière le trône : un Axe monstrueux, aussi épais que le grand mât d’un dromon, fait du tronc d’un arbre gigantesque ligaturé et renforcé par des colliers et des plaques de laiton. L’Axe tournait avec régularité, et la princesse Nell réalisa qu’il devait transmettre le mouvement du gigantesque moulin installé tout là-haut sur le toit. D’énormes rouages, noirs et collants de graisse, étaient fixés à l’Axe et transmettaient son mouvement à d’autres arbres, plus petits, qui couraient à l’horizontale dans toutes les directions pour disparaître par des trous dans les murs. Les grincements et les couinements de tous ces arbres étaient à l’origine du bruit omniprésent qu’elle avait noté un peu plus tôt.

Un arbre horizontal courait le long de chaque mur de la salle du trône, à peu près à hauteur d’homme. À intervalles réguliers, l’axe traversait un carter d’engrenages. Un autre arbre, court et carré, sortait à angle droit de chaque carter, en saillie du mur. Ces boîtiers avaient tendance à coïncider avec la disposition des soldats.

Le soldat qui polissait l’armure du seigneur contourna le protège-genoux clouté du suzerain et, ce faisant, il tourna le dos à la princesse Nell. Celle-ci découvrit alors avec ébahissement le grand trou carré qu’il avait au milieu du dos.

Nell savait, vaguement, que ce nom de Castel Turing était un indice ; elle avait eu quelques notions concernant Turing à l’Académie de Miss Matheson. L’homme avait quelque chose à voir avec les ordinateurs. Elle aurait pu tourner les pages de l’Encyclopédie et consulter l’article, mais elle avait appris à laisser le Manuel lui raconter les choses à sa guise. Il était manifeste que les soldats n’étaient pas des hommes en armes, mais tout bêtement des créatures mécaniques, et il devait en aller de même du duc de Turing lui-même.

Après un entretien bref et guère intéressant, au cours duquel la princesse Nell tenta vainement d’établir si le duc était ou non humain, ce dernier lui annonça, sans broncher, qu’il la jetait au cachot jusqu’à la fin de ses jours.

Ce genre d’événement ne surprenait ni ne troublait plus Nell depuis belle lurette, car il s’était déjà produit des centaines de fois, lors de ses relations avec le Manuel. Du reste, elle avait su, dès le premier jour où Harv lui avait donné le livre, de quelle façon s’achèverait l’histoire. Le seul problème était que ce récit était de nature fractale ; plus on le lisait en détail, plus il développait de ramifications.

Un des soldats se détacha de son carter d’engrenages au mur et gagna d’un pas lourd l’angle de la salle pour y saisir une corbeille métallique emplie de ces chaînes bizarres que la princesse Nell avait vues partout. Il la rapporta devant le trône, pécha dedans pour en trouver l’extrémité qu’il inséra dans un orifice à l’angle du trône. Dans l’intervalle, un deuxième soldat s’était également détaché du mur pour prendre position de l’autre côté du trône. Le soldat releva sa visière, révélant une espèce d’appareillage à l’endroit où aurait dû se trouver sa tête.

Un cliquetis assourdissant jaillit de l’intérieur du trône. Le second soldat saisit l’extrémité de la chaîne lorsqu’elle émergea de son côté, pour l’insérer dans l’ouverture de sa visière. Un instant après, elle ressortait d’une trappe sur sa poitrine. Cela fait, le tronçon entier de chaîne, soit une longueur de sept ou huit mètres, fut lentement et bruyamment extrait du panier, pour pénétrer dans le bruyant mécanisme dissimulé sous le trône, entrer dans le gosier du second soldat et enfin ressortir de sa poitrine pour finir par s’accumuler en un tas graisseux. L’opération dura bien plus longtemps que ne l’avait au début imaginé la princesse Nell, car la chaîne changeait fréquemment de direction ; à plusieurs reprises, alors que le panier était presque vide, elle repartit en arrière jusqu’à ce qu’il se retrouve à nouveau presque plein. Mais, dans l’ensemble, la tendance générale était à un mouvement vers l’avant et, finalement, le dernier maillon quitta le panier pour disparaître à l’intérieur du trône. Quelques secondes plus tard, le tintamarre qui en émanait s’arrêta ; Nell pouvait maintenant déceler le cliquetis plus discret émis par le second soldat. Finalement, il se tut à son tour, et la chaîne tomba de sa poitrine. Le soldat la ramassa à pleins bras pour la déposer dans un panier vide, judicieusement disposé non loin de là. Puis il se dirigea vers Nell d’un pas décidé, s’inclina en se cassant presque en deux, lui plaquant son épaule dure, froide et passablement inconfortable au creux de l’estomac, afin de la soulever comme un sac de blé. Il la trimballa ainsi durant plusieurs minutes à travers le château, descendant la plupart du temps d’interminables escaliers de pierre, pour déboucher dans un cachot très profond, très sombre et très froid, et, arrivé là, il la déposa dans une cellule exiguë et parfaitement obscure.