Выбрать главу

— Le duc joue serré, observa l’agent Moore, de sorte que je ne peux pas dire si tes suppositions sont correctes. Mais j’admets que le raisonnement se tient.

— Merci.

— Que comptes-tu faire à présent que tu as réuni toutes les pièces du puzzle ? Encore quelques années d’éducation et de peaufinage, et tu seras en état de prêter Serment.

— Je suis, certes, consciente d’avoir des ouvertures favorables dans le phyle atlantéen, mais je ne pense pas qu’il serait approprié que j’emprunte la voie droite et étroite. Je m’en vais plutôt en Chine courir ma chance.

— Dans ce cas, dit l’agent Moore, fais attention aux Poings. Son regard erra sur son armure crasseuse et cabossée pour venir reposer sur le casque qui flottait toujours dans le bassin. Ils ne vont pas tarder à débarquer. »

Les meilleurs explorateurs, comme Burton, faisaient de gros efforts pour s’intégrer. Dans le même esprit, Nell s’arrêta à un MC public, ôta sa robe longue et se compila une nouvelle garde-robe – un bleu de travail ajusté, outremer foncé, orné de l’inscription LES EMMERDES, ÇA EXISTE, en lettres clignotantes orange fluo. Sur les quais, elle troqua ses anciens vêtements contre une paire de patins à moteurs, puis fila droit vers la Chaussée. Celle-ci s’élevait en pente douce pendant quelques kilomètres, puis la Zone économique de Pudong apparut à ses pieds, suivie de Shanghai, et, soudain, ses patins prirent de la vitesse et elle dut couper leur moteur auxiliaire. Elle venait de franchir la ligne frontière au-dessus des eaux. Nell était désormais seule en Chine.

Les Hackworth tiennent une réunion de famille ; Hackworth se lance dans sa quête ; un compagnon inattendu

Atlantis/Seattle était conçue avec efficience et compacité ; le détroit du Puget Sound, resserré, tortueux et déjà fort encombré d’îles naturelles, ne laissait guère de place pour des îlots artificiels. C’est pourquoi l’île qu’on y avait créée était étroite et allongée, parallèle aux courants et aux chenaux de navigation, en lésinant quelque peu du côté des parcs, prairies, landes, gentilhommières et autres domaines campagnards. La zone de Seattle était pour l’essentiel encore suffisamment riche, civilisée et policée pour qu’un Néo-Atlantéen ne trouve pas d’objection à y vivre, aussi de petites mini claves victoriennes avaient-elles essaimé un peu partout, mais principalement à l’est du lac, autour des domaines forestiers noyés de brume des khans logiciels. Gwen et Fiona s’étaient choisi une résidence urbaine dans un de ces secteurs.

Ces minuscules fragments de la Nouvelle-Atlantis se démarquaient des bois environnants comme un pasteur en soutane et col romain dans une caverne de Tambourinaires. L’architecture dominante dans le secteur, du moins pour ceux qui n’avaient pas adopté les préceptes néo-victoriens, était nettement troglodyte ; comme si ces gens étaient, quelque part, honteux de leur propre humanité et ne pouvaient supporter l’idée d’abattre ne fût-ce qu’une poignée des immenses pins Douglas qui montaient, en lignes monotones, à l’assaut des pentes jusqu’aux crêtes humides et couronnées de neige des Cascades. Même quand elle était à demi enfouie, une maison n’en était pas une à proprement parler : c’était plutôt une association de modules, essaimés de ci de là, et simplement reliés par des passages couverts ou des tunnels. Convenablement réunis et bâtis en hauteur, ces modules auraient pu constituer une maison fort convenable, et même d’une certaine grandeur ; mais pour Hackworth qui traversait le territoire pour aller rendre visite à sa famille, tout cela demeurait fort déroutant et même déprimant. Dix années parmi les Tambourinaires n’avaient pas affecté son sens esthétique néo-victorien. Il était incapable de dire où finissait une maison et où commençait la suivante, tant elles étaient entremêlées comme des neurones dans le cerveau.

Son imagination parut reprendre le contrôle du cortex visuel : les pins avaient disparu, remplacés par des axones et des dendrites suspendus dans un espace tridimensionnel tout noir, avec des paquets de circuits logiques naviguant entre eux comme des sondes spatiales, se croisant et copulant au milieu des fibres nerveuses.

Tout cela était un peu trop agressif pour une simple rêverie, et trop abstrait pour une hallucination. L’image ne se dissipa que lorsqu’une bouffée de vent froid lui ayant fouetté le visage, il rouvrit les yeux pour découvrir que Kidnappeur, au sortir du couvert des arbres, venait de s’immobiliser au sommet d’une crête moussue. Sous ses pieds s’ouvrait une cuvette rocheuse sillonnée d’un réseau d’allées pavées, un parc verdoyant bordé de géraniums rouges, une église au clocher blanc, des bâtiments géorgiens de trois étages aux murs chaulés et ceints de clôtures en fer forgé peintes en noir. La grille de sécurité apparaissait bien ténue : dans ce domaine, les khans logiciels étaient largement aussi doués que les spécialistes de Sa Majesté, et la clave de la Nouvelle-Atlantis pouvait dans cette région compter sur les voisins pour endosser l’essentiel du fardeau.

Kidnappeur entreprit avec précaution de descendre la pente escarpée, tandis qu’Hackworth parcourait du regard la minuscule clave, en notant, songeur, à quel point elle lui semblait familière. Depuis son retour de chez les Tambourinaires, il ne s’était jamais écoulé plus de dix minutes sans que ne l’assaille une impression de déjà vu et, en cet instant, elle était particulièrement vivace. Peut-être parce que toutes les communautés de la Nouvelle-Atlantis se ressemblaient plus ou moins. Mais il soupçonnait qu’il avait déjà contemplé cet endroit, d’une manière ou l’autre, lors de ses communications avec Fiona tout au long de ces années.

Un carillon retentit, et des adolescentes vêtues uniformément de jupes écossaises sortirent d’une école au toit en dôme. Hackworth savait que c’était l’école de Fiona et qu’elle était loin d’y être heureuse. Il attendit que la cohue des élèves eût dégagé la cour pour y pénétrer avec Kidnappeur et faire le tour de l’édifice, en lorgnant par les fenêtres. Il n’eut guère de difficultés à repérer sa fille dans la bibliothèque. Assise à une table, elle était penchée sur un livre, effectuant à l’évidence une punition quelconque.

Il avait terriblement envie d’entrer pour la serrer dans ses bras, car il savait qu’elle avait passé bien des heures à endurer des châtiments analogues et qu’elle était une pauvre petite fille solitaire. Mais il était à la Nouvelle-Atlantis, il y avait des priorités à respecter. Chaque chose en son temps.

Gwendolyn résidait à deux pas. Hackworth sonna, bien décidé à observer les formes, maintenant qu’il était un étranger sous ce toit.

« Puis-je m’enquérir du motif de votre visite ? » demanda la bonne, alors qu’Hackworth déposait négligemment sa carte sur le plateau. Il n’aimait pas cette femme, qui s’appelait Amelia, parce que Fiona ne l’aimait pas non plus, et si Fiona ne l’aimait pas, c’est parce que Gwen lui avait confié une certaine autorité disciplinaire dans son foyer, et qu’Amelia était femme à y avoir pris goût.

Il essaya de ne pas s’embrouiller l’esprit en se demandant comment il pouvait bien connaître tous ces détails.

« Pour affaires, répondit-il d’un ton agréable. Des affaires de famille. »

Amelia était à mi-hauteur de l’escalier quand ses yeux se portèrent enfin sur la carte d’Hackworth. Elle faillit laisser échapper son plateau et dut s’agripper d’une main à la rampe pour garder son équilibre. Elle resta ainsi figée durant plusieurs secondes, essayant de résister à la tentation de se retourner, pour y céder en définitive. Son expression était un mélange d’absolu mépris et de fascination.