« Veuillez vous acquitter de votre tâche, dit Hackworth, et dispensez-moi de toute comédie vulgaire. »
Visiblement déconfite, Amelia reprit son ascension en martelant les pas pour aller porter la carte maudite. Suivit une grande agitation dont les échos assourdis retentirent à l’étage. Au bout de plusieurs minutes, Amelia s’aventura jusqu’au palier pour encourager Hackworth à se mettre à l’aise au salon. Ce qu’il fit, en notant qu’en son absence Gwendolyn avait réussi à mettre en œuvre toutes les stratégies à long terme d’achat de mobilier qu’elle avait passé si longtemps à ourdir durant les premières années de leur mariage. Les veuves (et les veufs) des agents secrets du Protocole n’avaient pas de souci à se faire, on s’occupait bien d’eux, et Gwen n’avait pas laissé dormir le montant de son salaire.
Son ex-épouse descendit l’escalier avec précaution, puis s’arrêta pendant une minute derrière les glaces biseautées de la porte du salon pour le scruter derrière les rideaux de tulle, avant enfin de se glisser dans la pièce, sans croiser son regard, et d’aller s’asseoir à bonne distance. « Bonjour, monsieur Hackworth, dit-elle.
— Madame Hackworth… Ou dois-je à nouveau dire mademoiselle Lloyd ?
— Absolument.
— Ah. C’est dur. » Quand Hackworth entendait ce nom de Mlle Lloyd, cela lui évoquait l’époque où ils se faisaient la cour.
Ils restèrent une bonne minute sans rien se dire, dans un silence meublé seulement par le cliquetis pesant de l’horloge de parquet.
« Très bien, se lança Hackworth. Je ne vais pas vous ennuyer en évoquant des circonstances atténuantes, puisque je ne sollicite pas votre pardon et, en toute honnêteté, je ne suis pas sûr de le mériter.
— Merci de cette sollicitude.
— J’aimerais que vous sachiez, mademoiselle Lloyd, que je vois avec sympathie votre démarche pour obtenir un divorce sans pour cela nourrir la moindre amertume.
— C’est toujours bon à savoir.
— Vous devez également savoir que, quel qu’ait été mon comportement passé, et aussi inexcusable fut-il, jamais il n’a été motivé par un rejet de votre personne ou de notre mariage. À vrai dire, il s’agissait moins d’une réflexion vous concernant que d’une réflexion sur moi-même.
— Merci d’éclaircir ce point.
— Je me rends bien compte que, si sincère soit-il, tout espoir qu’en mon for intérieur j’aurais pu nourrir de renouer notre relation d’antan serait futile et donc voué à l’échec, aussi ne vous dérangerai-je plus après aujourd’hui.
— Je ne puis vous dire à quel point je suis soulagée de constater que vous comprenez aussi bien la situation.
— J’aimerais toutefois vous rendre service, à Fiona et à vous-même, en vous aidant éventuellement à résoudre les derniers détails.
— Vous êtes fort aimable. Je vous donnerai la carte de mon avocat.
— Et, bien entendu, j’escompte pouvoir rétablir un contact quelconque avec ma fille. »
La conversation qui, jusqu’ici, s’était déroulée avec l’aisance d’une machine bien huilée, se grippa tout soudain. Gwendolyn s’empourpra, se raidit.
« Espèce… espèce de salopard. »
La porte d’entrée s’ouvrit. Fiona entra dans le hall, portant ses livres de classe. Amelia s’avança aussitôt, manœuvrant pour s’interposer devant la porte du salon et bloquer la vue de Fiona, tout en s’adressant à elle à voix basse, sur un ton irrité.
Hackworth entendit la voix de sa fille. C’était une voix adorable, un alto un peu rauque, qu’il aurait reconnu n’importe où. « Ne me mens pas, j’ai reconnu sa chevaline ! » dit-elle, avant de repousser Amelia pour entrer en trombe dans le salon, dégingandée, godiche et superbe, l’incarnation même du bonheur. Elle fit deux pas sur le tapis oriental, puis elle plongea sur le canapé-lit pour se jeter dans les bras de son père, où elle resta blottie plusieurs minutes, partagée entre le rire et les larmes.
Gwen dut être accompagnée dehors par Amelia, qui revint immédiatement pour se poster à proximité, les mains croisées dans le dos, comme une sentinelle militaire, observant les moindres mouvements d’Hackworth. Hackworth avait du mal à imaginer de quelle horreur on le croyait capable – un inceste dans le salon ? Mais il était inutile de se mettre martel en tête et de gâcher ces instants, aussi évacua-t-il Amelia de son esprit.
On laissa père et fille converser durant un quart d’heure – à vrai dire, juste le temps de lister les sujets d’une conversation future. Dans l’intervalle, Gwen s’était suffisamment ressaisie pour revenir dans la pièce se poster aux côtés d’Amelia, tremblant à l’unisson, jusqu’au moment où cette dernière intervint.
« Fiona, ton… père… et moi, étions au milieu d’une conversation très sérieuse, quand tu as fais irruption en nous interrompant. Je te prierai de nous laisser seuls quelques minutes. »
Fiona obtempéra, à contrecœur. Gwen reprit aussitôt sa place antérieure, et Amelia ressortit de la pièce. Hackworth nota que, dans l’intervalle, Gwen était allée chercher une liasse de documents, retenus par un ruban rouge.
« Voici les papiers fixant les termes de notre divorce, y compris toutes les dispositions relatives à Fiona, dit-elle. Vous êtes déjà en infraction, j’en ai peur. Bien entendu, on peut passer l’éponge, puisque l’absence d’adresse où faire suivre votre courrier, nous a mis dans l’impossibilité de vous transmettre cette information. Inutile d’ajouter qu’il est impératif que vous vous familiarisiez avec ces documents avant de venir à nouveau assombrir le seuil de cette demeure.
— Naturellement, dit Hackworth. Merci de les avoir conservés à mon intention.
— Et maintenant, si vous voulez bien avoir l’amabilité de quitter les lieux.
— Bien entendu. Je vous salue », dit Hackworth, qui saisit la liasse de papiers avant de se retirer sans tarder. Il fut quelque peu surpris d’entendre Amelia le héler depuis le seuil.
« Monsieur Hackworth, Mlle Lloyd désire savoir si vous avez une nouvelle résidence où l’on puisse expédier vos effets personnels.
— Pas pour l’instant, je suis en transit. »
Le visage d’Amelia s’épanouit. « En transit pour où ?
— Oh, je n’en sais trop rien. » Un mouvement accrocha son regard et il avisa Fiona derrière une fenêtre à l’étage. Elle était en train de déverrouiller le châssis mobile pour le soulever. « Je me suis lancé dans une sorte de quête.
— La quête de quoi, monsieur Hackworth ?
— Je ne peux guère en dire plus. Secret d’État et tout le tremblement, si vous voyez ce que je veux dire… C’est en rapport avec un alchimiste. Qui sait, d’ici qu’on arrive au bout, il y aura peut-être également des fées et des lutins. Je serai ravi de vous tenir au courant à mon retour. D’ici là, veuillez demander à Mlle Lloyd si elle serait assez compréhensive pour garder encore quelque temps mes effets personnels. Cela ne devrait pas prendre plus d’une dizaine d’années encore. »
Sur quoi, Hackworth éperonna Kidnappeur, pour le faire partir d’un bon pas.
Fiona avait un vélocipède à roues assistées, qui avalait comme de rien les pavés inégaux. Elle avait rattrapé son père juste avant la grille de sécurité. Maman et Amelia venaient d’apparaître à bord d’une auto-tandem, une rue seulement derrière elle, et la brusque sensation de danger poussa Fiona à plonger fougueusement de la selle du vélocipède vers l’arrière-train de Kidnappeur, comme un cow-boy de cinéma sautant d’une monture à l’autre en plein galop. Ses jupes, mal adaptées à ce genre d’exercice, se prirent dans ses jambes, et elle se retrouva juchée derrière Kidnappeur comme un vulgaire sac de patates, agrippant d’une main le bouton résiduel où aurait dû se trouver sa queue s’il avait été un cheval, et l’autre bras enserrant la taille de son père.