« Je t’aime, maman ! s’écria-t-elle au moment où ils franchissaient la grille et sortaient de la juridiction des lois sur la famille de la Nouvelle-Atlantis. Je ne peux en dire autant de toi, Amelia ! Mais je serai bientôt de retour, ne vous en faites pas pour moi ! Au revoir ! » Et puis les fougères et la brume se refermèrent derrière elles, et ils se retrouvèrent seuls dans la forêt profonde.
Carl Hollywood prête Serment ; promenade au bord de la Tamise ; une rencontre avec Lord Finkle-McGraw
Carl prêta Serment à l’abbaye de Westminster, par une journée d’avril d’une surprenante douceur, puis il alla faire une grande promenade au long du fleuve, sans rejoindre directement la réception organisée en son honneur au théâtre Hopkins, non loin de Leicester Square. Même sans pédomobile, il marchait aussi vite que d’autres couraient. Depuis sa toute première visite à Londres, alors encore petit étudiant en art dramatique sous-alimenté, il avait toujours préféré la marche à tout autre moyen de transport. La marche, en particulier le long des quais relativement peu fréquentés par les autres piétons, lui donnait en outre la liberté de fumer ses gros barreaux de chaise authentiquement d’époque, voire à l’occasion une pipe de bruyère. Le seul fait d’être un Victorien ne signifiait pas qu’il devait renoncer à ses excentricités ; tout au contraire, même. Alors qu’il dépassait l’ancien obélisque de Cléopâtre criblé d’éclats d’obus, au milieu d’un halo cométaire de rouleaux de fumée visqueuse, il se dit qu’il pourrait même finir par y prendre goût.
Un gentleman en haut de forme se tenait accoudé au garde-fou, contemplant les eaux, flegmatique, et, lorsque Carl s’approcha, il reconnut lord Alexander Chung-Sik Finkle-McGraw qui, un ou deux jours plus tôt, lui avait annoncé, lors d’une conversation au cinéphone, qu’il aimerait bien le rencontrer en tête à tête dans un proche avenir pour discuter avec lui.
Se souvenant de sa nouvelle affiliation tribale, Carl Hollywood alla même jusqu’à se découvrir et saluer d’une inclination de tête. Finkle-McGraw lui rendit son salut, assez distraitement. « Je vous prie d’accepter mes sincères félicitations, monsieur Hollywood. Bienvenue au phyle.
— Merci.
— Je regrette de n’avoir pas été jusqu’ici en mesure d’assister à vos productions du Hopkins – mes amis toutefois ne tarissent pas d’éloges.
— Vos amis sont trop aimables », dit Carl Hollywood. Il n’était pas encore trop sûr de l’étiquette. Prendre le compliment pour argent comptant eût été faire preuve de vantardise ; sous-entendre que les amis de Sa Grâce étaient des juges incompétents ne valait guère mieux : il opta pour l’accusation moins dangereuse que ses amis souffraient d’une bonté excessive.
Finkle-McGraw quitta la balustrade et se mit à marcher le long du fleuve, d’un pas alerte pour un homme de son âge.
« Je suppose que vous constituerez une adjonction appréciable dans notre phyle qui, si brillant soit-il dans les domaines du commerce et de la science, a jusqu’ici souffert d’un cruel manque d’artistes. »
Refusant de se joindre à la critique d’une tribu à laquelle il venait de jurer solennellement fidélité, Carl pinça les lèvres tout en ruminant des réponses possibles.
Mais Finkle-McGraw poursuivait : « Selon vous, est-ce faute d’avoir réussi à encourager nos enfants à s’intéresser à l’art, ou d’avoir réussi à attirer suffisamment d’hommes de votre envergure, voire les deux ?
— Avec tout le respect que je vous dois, Votre Grâce, je ne partage pas obligatoirement vos présupposés. La Nouvelle-Atlantis a de nombreux artistes de talents.
— Oh, allons donc. Pourquoi tous viennent-ils de l’extérieur de la tribu, comme vous ? Réellement, monsieur Hollywood, auriez-vous prêté Serment si votre statut éminent de producteur de théâtre ne vous avait pas rendu la chose avantageuse ?
— Je crois que je vais choisir de voir en cette question un élément de dialogue socratique destiné à mon édification, avança prudemment Carl Hollywood, et non une allégation d’insincérité de ma part. À vrai dire, juste avant de vous rencontrer, je dégustais un bon cigare en contemplant Londres, en me faisant la réflexion que tout cela me convenait à merveille.
— Cela vous convient à merveille, parce que vous avez atteint un certain âge. Vous êtes un artiste à succès, désormais établi. La vie de bohème n’a plus aucun charme pour vous. Mais seriez-vous parvenu à votre position actuelle si vous n’aviez pas connu cette vie, étant jeune ?
— Maintenant que vous présentez les choses ainsi, dit Carl, j’admets que nous pourrions, à l’avenir, songer à prendre certaines dispositions à l’égard des jeunes bohèmes qui…
— Ça ne marcherait pas, coupa Finkle-McGraw. J’y songe depuis des années. J’ai eu la même idée : des sortes de parcs à thème pour jeunes artistes bohèmes, répartis autour de toutes les grandes métropoles, où les adolescents néo-atlantéens motivés en ce sens pourraient se retrouver et faire preuve d’esprit subversif quand ça leur chante. L’idée même est contradictoire. Monsieur Hollywood, j’ai consacré de gros efforts, au cours des dix dernières années, à l’encouragement systématique de la subversion.
— Pas possible ? Ne craignez-vous pas que nos jeunes subversifs n’aillent émigrer vers d’autres phyles ? »
Si Carl Hollywood avait pu se botter le cul, il l’aurait fait volontiers sitôt la phrase sortie de sa bouche : il avait oublié Elizabeth Finkle-McGraw et sa défection récente et largement commentée pour CryptNet. Mais le duc le prit sereinement.
« Certains le feront, comme le prouve le cas de ma petite-fille. Mais qu’est-ce que cela signifie réellement quand de jeunes gens comme elle partent s’installer dans un autre phyle ? Cela signifie qu’ils ont transcendé leur crédulité juvénile et ne désirent plus appartenir à une tribu sous prétexte que c’est la pente la plus facile – ils ont désormais acquis des principes, ils sont soucieux de leur intégrité personnelle. Cela veut dire, en bref, qu’ils sont mûrs pour devenir citoyens de plein droit de la Nouvelle-Atlantis – sitôt qu’ils auront acquis la sagesse de voir que c’est, en définitive, la meilleure tribu possible.
— Votre stratégie était par trop subtile pour que je puisse la suivre. Je vous remercie de me l’avoir exposée. Ainsi vous encouragez la subversion parce que vous pensez qu’elle aura un effet opposé à celui que l’on pourrait naïvement supposer…
— Oui. Et c’est tout l’intérêt d’être un Lord actionnaire, voyez-vous : veiller aux intérêts de la société dans son ensemble au lieu de se polariser sur sa seule entreprise personnelle, par exemple. Quoi qu’il en soit, cela nous ramène au sujet de l’annonce que j’ai passée dans la section ractifs du Times et à notre conversation cinéphonique subséquente.
— Oui, dit Carl Hollywood, vous recherchez les racteurs qui ont joué dans un projet intitulé le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles.
— Le Manuel était mon idée, à l’origine. Je l’ai commandité. J’ai payé les cachets des racteurs. Bien entendu, compte tenu de l’organisation du système médiatique, je n’avais aucun moyen de déterminer l’identité des racteurs à qui j’envoyais les cachets – d’où la nécessité de cette annonce publique.
— Votre Grâce, je me dois de vous le dire aussitôt – je vous en aurais d’ailleurs averti au cinéphone, si vous n’aviez pas insisté pour reporter toute discussion à un entretien en face à face : je n’ai personnellement jamais ragi dans le manuel. Mais une de mes amies, si. Dès que j’ai eu pris connaissance de l’annonce, j’ai pris sur moi d’y répondre en son nom.