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Vu depuis le sommet de la grande arche du Passage et à travers plusieurs kilomètres d’air pollué, le panorama apparaissait curieusement terne et sans relief comme si toute la scène avait été tissée dans un brocart fabuleusement complexe qu’on aurait laissé prendre la poussière pendant plusieurs décennies avant de l’accrocher à trois mètres du nez de Nell. Le soleil s’était couché peu de temps auparavant, et le ciel était encore d’un orange pâle tirant sur le pourpre, divisé en segments irréguliers par une demi-douzaine de colonnes de fumée qu’on voyait jaillir à la verticale jusqu’à la voûte sombre et polluée des deux, plusieurs kilomètres à l’horizon l’ouest, du côté des plantations de thé et de mûriers à soie qui s’étendaient entre Shanghai et Sou-Tcheou.

Toujours juchée sur ses patins à moteur, elle redescendit la pente ouest de l’arche, abordant la côte chinoise, et, déjà, le déferlement des néons lui passait au-dessus de sa tête, s’étalait pour l’embrasser, s’enflait en trois dimensions – alors qu’elle en était encore à plusieurs kilomètres. Les abords de la côte étaient formés d’une succession d’immeubles d’habitation de trois ou quatre étages en béton renforcé, d’aspect encore plus décrépit que la Grande Muraille, quand leur âge réel ne devait pas dépasser quelques dizaines d’années ; les façades donnant sur les rues étaient décorées, de larges panneaux d’affichage de style bande dessinée, parfois médiatroniques, voire simplement peints. Sur le premier kilomètre, en gros, la majorité de ces messages visaient les hommes d’affaires tout juste débarqués de New Chusan, et tout particulièrement ceux de la clave de la Nouvelle-Atlantis. Un coup d’œil au passage permit à Nell de conclure que les visiteurs de la Nouvelle-Atlantis jouaient un rôle important dans le marché des casinos et des bordels, l’un et l’autre type d’établissement se partageant entre le style classique et celui, plus récent, des supermarchés interactifs dont vous pouvez être le héros. Nell ralentit pour en examiner plusieurs de cette dernière catégorie, mémorisant les adresses de ceux dont la signalétique lui semblait particulièrement novatrice ou qu’elle trouvait bien exécutée.

Elle n’avait pas encore en tête de plan bien précis. Sa seule certitude était qu’elle devait toujours paraître avancer d’un air décidé. De cette manière, les jeunes gens accroupis sur les trottoirs pour discuter dans leur téléphone cellulaire continueraient à la lorgner mais la laisseraient tranquille. Au premier signe imperceptible d’hésitation de sa part, ils fondraient sur elle.

L’air moite et chaud le long du Huangpu soutenait des millions de tonnes de bouées aériennes, et Nell en sentait le moindre kilogramme peser sur ses côtes et ses épaules alors qu’elle sillonnait en patins le quartier des quais, cherchant toujours à maintenir son élan et son air pseudo-affairé. On était en République côtière, où les seuls principes établis semblaient être que l’argent était le roi et qu’il valait mieux être riche. Chaque tribu de la planète semblait y avoir son gratte-ciel ; certaines, comme la Nouvelle-Atlantis, s’abstenaient de tout recrutement actif, la taille et la splendeur de leur bâtiment suffisant à tenir lieu de monument à leur propre gloire. D’autres, comme les Boers, les Parsis ou les Juifs jouaient plutôt sur la discrétion, mais à Pudong, toute manifestation discrète était plus ou moins vouée à rester invisible. D’autres encore – les Mormons, la Première République dispersée et, bien entendu, la République côtière de Chine – utilisaient le moindre centimètre carré de leurs murs médiatroniques pour faire du prosélytisme.

Le seul phyle qui ne semblait guère apprécier l’esprit œcuménique de l’endroit était le Céleste Empire. Nell tomba par hasard sur son territoire, un demi-pâté de maisons ceint d’un mur de maçonnerie stuquée et percé à intervalles réguliers de portes circulaires, protégeant une structure à trois niveaux édifiée en style Ming classique, avec des avant-toits aux angles fortement incurvés et des dragons sculptés sur la panne faîtière. L’ensemble était si minuscule comparé au reste de Pudong qu’on pouvait s’imaginer trébucher dessus. Les portes étaient gardées par des hommes en armes, sans doute renforcés par d’autres systèmes de défense moins visibles.

Nell était quasiment certaine d’avoir été discrètement filée par au moins trois jeunes hommes, qui l’avaient suivie dès son premier passage et qui guettaient pour savoir si elle avait réellement un but précis ou si elle simulait juste. Elle avait déjà parcouru les quais d’un bout à l’autre, en jouant la touriste désireuse de contempler le Bund sur l’autre rive. Elle s’en retournait maintenant plonger vers le centre urbain de Pudong, où elle avait intérêt à donner l’impression de faire quelque chose.

En dépassant l’entrée principale d’un gratte-ciel – un édifice de la République côtière, pas un de ces trucs de barbares –, elle reconnut son logo médiaglyphique à l’un des signes qu’elle avait déjà aperçus en pénétrant en ville.

Nell pouvait toujours remplir un formulaire d’inscription : ça n’engageait à rien et ça lui permettrait déjà de tuer une heure dans un endroit relativement sûr et propre. L’important, comme Dojo le lui avait enseigné, il y avait bien longtemps dans un autre contexte, était de ne jamais s’arrêter ; immobile, elle était incapable de rien faire.

Hélas, la suite de bureaux de Madame Ping était fermée. Deux ou trois lumières étaient visibles à l’arrière, mais les portes étaient verrouillées et aucun réceptionniste n’était de garde. Nell ne savait pas si elle devait s’en amuser ou s’en formaliser : qui avait jamais entendu parler d’un bordel qui fermait dès la nuit tombée ? Cela dit, il ne s’agissait ici que des services administratifs.

Elle s’attarda quelques minutes dans le hall, puis se dirigea vers un ascenseur pour redescendre. À l’instant même où les portes se fermaient, un inconnu se précipita pour appuyer sur le bouton et les rouvrir. Un jeune Chinois, à la carrure fine et élancée, une tête forte, bien vêtu, portant des papiers. « Pardonnez-moi, lui dit-il, avez-vous besoin de quelque chose ?

— Je suis venue postuler un emploi. »

Les yeux de l’homme la toisèrent de haut en bas, avec un regard froidement professionnel, presque entièrement dénué de lubricité, partant de son visage pour y revenir enfin. « Comme interprète. » L’intonation était mi-interrogative, mi-affirmative.

« Comme scénariste. »

L’homme eut un sourire aussi soudain qu’inattendu.

« J’ai des qualifications que j’expliquerai en détail.

— Nous avons déjà des auteurs. Nous gérons leurs contrats par le réseau.

— Je m’étonne. Comment un auteur sous contrat perdu dans le Minnesota peut-il fournir à vos clients les services personnalisés qu’ils sont en droit d’exiger ?

— Vous pourriez presque à coup sûr décrocher un boulot d’interprète, insista le jeune homme. Vous débuteriez dès ce soir. Ça paye bien.

— Rien qu’à voir vos affiches en arrivant, j’ai compris que ce que payent vos clients, ce n’est pas des corps, mais des idées. C’est cela, votre valeur ajoutée, n’est-ce pas ?

— Excusez-moi ? dit le jeune homme, souriant à nouveau.

— Votre valeur ajoutée. La raison pour laquelle vos tarifs sont plus élevés que ceux d’un bordel, passez-moi l’expression, est que vous fournissez un scénario fantasmatique taillé sur mesure pour satisfaire aux exigences du client. Ça c’est dans mes cordes, dit Nell. Je connais ces gens-Là, et je peux vous faire gagner un tas d’argent.