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— Vous connaissez quels gens ?

— Les Vickys. Je les connais de bout en bout.

— Entrez donc, je vous en prie, dit le jeune homme, en indiquant la porte à caissons en pointe de diamant avec l’inscription MADAME PING inscrite en lettres rouges. Vous prendrez bien une tasse de thé ? »

« Il n’y a que deux industries. Cela a toujours été vrai », dit Madame Ping, tenant entre ses doigts ridés une ravissante tasse en porcelaine, les ongles de cinq centimètres délicatement entrelacés comme les rémiges d’un rapace repliant les ailes après une longue et rude journée de vol dans les ascendances. « Il y a l’industrie des biens matériels et l’industrie du loisir. L’industrie des biens matériels passe d’abord. C’est elle qui nous fait vivre. Mais produire des biens est devenu facile maintenant que nous avons l’Alim. Cela a cessé d’être une activité lucrative.

« Une fois que les gens possèdent les biens nécessaires pour vivre, tout le reste relève du loisir. Et ça, c’est l’affaire de Madame Ping. »

Madame Ping avait ses bureaux au cent onzième étage et jouissait d’une vue superbement dégagée sur la rivière Huangpu et le centre de Shanghai. Quand le temps n’était pas brumeux, elle pouvait même apercevoir la façade de son théâtre qui était situé dans une venelle, deux rues en retrait du Bund, avec son enseigne médiatronique qu’on voyait scintiller entre les branches gris louvet d’un vieux sycomore. Elle avait fait fixer sur une de ses fenêtres une longue-vue qui était braquée sur l’entrée du théâtre et, notant la curiosité de Nell, elle l’invita à y mettre un œil.

Nell n’avait encore jamais regardé dans une véritable lunette. L’instrument avait tendance à vibrer, la mise au point à se dérégler, il était dépourvu de zoom, et faire un panoramique était délicat. Malgré cela, la qualité d’image était bien meilleure que photographique, et elle eut tôt fait de s’oublier et de s’en servir pour balayer toute la cité. Elle repéra, au cœur de la vieille ville, la petite clave du Céleste Empire et détailla deux mandarins, arrêtés sur un pont en zigzag enjambant un bassin, qui contemplaient un banc de carpes dorées, avec leur fine barbe argentée recouvrant la soie bariolée de leurs revers et les boutons bleu saphir de leur casquette qui miroitaient dès qu’ils hochaient la tête. Elle contempla une haute tour, située beaucoup plus à l’intérieur des terres, sans doute une concession étrangère, où des Euros avaient organisé un cocktail, certains s’aventurant sur le balcon, le verre de vin à la main, pour espionner eux aussi. Finalement, elle releva l’appareil vers l’horizon, par-delà ces immenses banlieues investies par les dangereuses triades, où l’on avait exilé de force, par millions, les pauvres de Shanghai pour faire place aux gratte-ciel. Plus loin, c’était la véritable terre agricole, un réseau fractal de canaux et de ruisseaux qui miroitaient comme un filet doré aux reflets blafards du couchant, et plus loin encore, comme toujours, quelques colonnes de fumée, éparses, tout près de l’horizon, marquant les endroits où les Poings de la juste harmonie brûlaient les lignes d’Alim des diables étrangers.

« Tu es curieuse, dit Madame Ping. C’est tout naturel. Mais tu ne devrais jamais laisser quiconque – surtout pas un client – remarquer ta curiosité. Ne cherche jamais d’information. Reste assise en silence et laisse-les te la servir. Ce qu’ils cachent t’en dira toujours plus que ce qu’ils révèlent. Comprends-tu ?

— Oui, madame », dit Nell, en se tournant vers son interlocutrice avec une petite révérence. Plutôt que de singer l’étiquette chinoise en en faisant tout un plat, elle avait choisi la voie victorienne, tout aussi efficace. En vue de cet entretien, Henry (le jeune homme qui lui avait offert du thé) avait avancé quelques ucus en espèces sonnantes, qu’elle avait utilisés pour se compiler une robe longue raisonnablement décente, un chapeau, des gants et un réticule. À son entrée, elle était nerveuse, mais, au bout de quelques minutes, elle avait réalisé que la décision de l’engager avait été en fait déjà prise et que ce bref tête-à-tête était tout au plus une session d’orientation.

« Pourquoi le marché victorien est-il si important pour nous ? demanda Madame Ping en fixant Nell de son regard pénétrant.

— Parce que la Nouvelle-Atlantis est l’un des trois phyles de première catégorie.

— Inexact. La richesse de la Nouvelle-Atlantis est considérable, certes. Mais sa population ne pèse que quelques pour cent. L’homme arrivé de la Nouvelle-Atlantis est débordé et n’a que peu de temps à consacrer aux fantasmes scénarisés. Il a beaucoup d’argent, c’est entendu, mais guère d’occasions pour le dépenser. Non, ce marché est important parce que tout le monde – dans tous les autres phyles, dont bon nombre à Nippon – veut ressembler aux Victoriens. Regarde plutôt les Ashantis, les Juifs, la République côtière. Portent-ils le costume traditionnel ? Parfois. Néanmoins, en temps normal, ils préféreront un costume de coupe victorienne. Ils portent un parapluie venu d’Old Bond Street. Ils ont un livre de Sherlock Holmes. Ils jouent dans les ractifs victoriens et, quand ils éprouvent le besoin de satisfaire leurs impulsions naturelles, ils viennent me voir et je leur fournis une fantaisie scénarisée, qui me fut demandée pour la première fois par un gentleman venu en catimini de la Nouvelle-Atlantis par la Chaussée. » Geste pour le moins incongru, Madame Ping transforma deux de ses doigts griffus en jambes qu’elle fit courir sur le dessus de la table, imitant un Vicky essayant furtivement de se glisser à Shanghai à l’insu des moniteurs. Saisissant l’allusion, Nell gloussa en se couvrant la bouche d’une main gantée.

« Ainsi, Madame Ping réalise un tour de magie : elle transforme un client satisfait de la Nouvelle-Atlantis en un millier de clients de toutes les autres tribus.

— Je dois confesser ma surprise, hasarda Nell. J’ai si peu d’expérience en la matière que j’avais supposé que chaque tribu manifesterait une préférence spécifique.

— Nous modifions quelque peu le script, indiqua Madame Ping, en fonction des différences culturelles. Mais la trame de l’histoire ne change jamais. Il y a des tas de gens et des tas de tribus, mais seulement un nombre limité de récits. »

Pratiques bizarres dans les bois ; la République dispersée réformée ; une conversation extraordinaire dans une cabane en rondins ; CryptNet ; le départ des Hackworth

Une demi-journée de lente chevauchée vers l’est les avait conduits déjà assez haut sur les contreforts des Cascades où les nuages, sans cesse amenés par le Pacifique et chassés en altitude par l’élévation du terrain, venaient s’y délester de leurs énormes réserves d’humidité. Les arbres étaient géants, dressant loin au-dessus d’eux leur tronc lisse et luisant de mousse. Le paysage était un damier de forêt ancienne et de parcelles tronçonnées au cours du siècle écoulé ; Hackworth essayait de guider Kidnappeur vers ces dernières, car la faible densité du sous-bois et du tapis de feuilles mortes Facilitait la progression. Ils traversèrent les ruines d’un village de bûcherons abandonné, moitié cabanes en planches à clin, moitié maisons mobiles couvertes de mousse et de traînées de rouille. Derrière leurs fenêtres crasseuses, des pancartes à demi effacées portant inscrit au pochoir un slogan, tout juste lisible : CE FOYER VIT DU BOIS DE CONSTRUCTION. De jeunes arbres hauts de trois mètres avaient poussé dans les fissures de la chaussée. Myrtilles et mûres de ronces jaillissaient des caniveaux ceinturant les maisons et des épaves de voitures gigantesques, gisant de guingois sur leurs pneus à plat ou craquelés, servaient à présent de treillage au lierre et au liseron. Ils dépassèrent également un ancien campement minier abandonné depuis plus longtemps encore. Dans la majorité des cas, les signes d’habitat moderne étaient relativement discrets. Les maisons dans ces montagnes tendaient toutes à reproduire ce style sans prétention élu par les khans logiciels des environs de Seattle, et, de temps en temps, ils en voyaient un certain nombre regroupées autour d’une place centrale, avec équipements de loisir, cafés, magasins et autres aménagements. Fiona et lui s’arrêtèrent en deux de ces hameaux pour troquer leurs ucus contre du café, des sandwiches et des gâteaux parfumés à la cannelle.