Ce réseau maillé en croix de chemins non balisés aurait été déroutant pour qui n’était pas natif de la région. Hackworth n’était encore jamais venu ici. Il avait trouvé l’itinéraire dans la boîte à gants de Kidnappeur, avec le second biscuit chinois dont le message était bien moins sibyllin que celui du premier. Il n’avait aucun moyen de savoir s’il allait vraiment déboucher quelque part. Sa confiance ne mollit qu’à l’approche du soir, alors que les nuages éternels passaient de l’argent au gris foncé, quand il nota que la chevaline les emmenait toujours plus haut, vers des terrains encore moins densément peuplés.
Puis il vit les rochers et sut qu’il avait choisi la bonne route. Un mur de granité brun, humide et sombre de brouillard condensé se matérialisa devant eux. Ils l’entendirent avant même de le voir : il n’émettait aucun son mais sa seule présence modifiait l’acoustique de la forêt. La brume se refermait sur eux, et c’est tout juste s’ils pouvaient apercevoir les silhouettes d’arbustes rabougris et tordus par le vent, alignés tant bien que mal sur la crête de la falaise.
Parmi ces arbustes, il y avait la silhouette d’un être humain.
« Silence », articula sans bruit Hackworth en se tournant vers sa fille, puis il tira sur les rênes de Kidnappeur.
La personne avait les cheveux taillés court et portait une grosse doudoune et un pantalon en tissu extensible ; la courbure des hanches leur révéla qu’il s’agissait d’une femme. Autour de ces hanches, elle avait fixé tout un harnachement de sangles vert fluo : un harnais d’escalade. Elle ne portait toutefois aucun autre équipement de plein air : ni sac à dos ni casque et, derrière elle, sur la crête, ils distinguaient simplement la silhouette d’un cheval, en train de renifler le sol. De temps en temps, la femme consultait son bracelet-montre.
Le mince filament d’une corde fluo était visible contre le flanc de la falaise au bord de laquelle elle se tenait. Les derniers mètres pendaient dans la brume devant une petite niche douillette protégée par le surplomb.
Hackworth se retourna pour attirer l’attention de Fiona, puis il lui indiqua du doigt quelque chose : un autre individu, en train de progresser au pied de la falaise, invisible de la femme postée au sommet. Avançant prudemment et sans bruit, l’homme réussit à gagner l’abri du surplomb. Il saisit avec précaution l’extrémité de la corde et l’attacha à quelque chose, apparemment un objet fixé dans la roche. Puis il repartit par où il était venu, silencieusement, en restant plaqué contre la paroi.
La femme resta calme et silencieuse plusieurs minutes encore, mais elle consultait sa montre de plus en plus fréquemment.
Finalement, elle s’écarta de plusieurs pas du bord de la falaise, sortit les mains de ses poches de blouson, parut prendre deux ou trois inspirations profondes, puis se rua en avant pour se jeter dans le vide. Elle poussa en même temps un cri, un cri destiné à chasser sa terreur.
La corde passait sur une poulie fixée près du sommet. La femme dégringola de plusieurs mètres, la corde se tendit, le nœud fait par l’homme résista, et la corde qui était légèrement élastique l’arrêta, avec fermeté mais relativement en douceur, juste au-dessus du méchant tas de déblais et de souches accumulés au pied de la falaise. Suspendue au bout de la corde, la femme la saisit d’une main et se renversa en arrière, ouvrant sa gorge à la brume, se laissant pendre sans énergie pendant quelques minutes, éperdue de soulagement.
Un troisième personnage, resté jusqu’ici invisible, émergea du couvert des arbres. Il s’agissait cette fois d’un homme d’âge mûr, vêtu d’une veste portant certains traits vaguement officiels, tels que brassard et insigne sur la poche de poitrine. Il s’avança vers la femme suspendue et passa un certain temps sous le surplomb, jusqu’à ce qu’il ait réussi à détacher la corde et à la déposer à terre saine et sauve. La femme se libéra toute seule de la corde, puis du harnais, et se lança dans une discussion affairée avec l’homme, qui leur servit à tous deux des boissons chaudes d’un Thermos.
Hackworth se tourna vers Fiona : « As-tu déjà entendu parler de ces gens ? La République dispersée réformée, lui dit-il, toujours à voix basse.
— Je ne connaissais que la Première.
— La Première République dispersée n’a pas d’homogénéité réelle – en un sens, elle n’a jamais été conçue pour ça. Au départ, ce n’était qu’un ramassis de types à tendance anarchiste. Comme tu l’as sans doute appris à l’école, elle a éclaté en une pléiade de groupuscules.
— J’ai des amis à la PRD, dit Fiona.
— Tes voisins ?
— Oui.
— Des khans logiciels, dit Hackworth. La PRD travaille pour eux, parce qu’ils ont un point commun – le bon vieil argent des programmes. Ils sont presque comme des Victoriens : la plupart franchissent la frontière pour venir prêter Serment dès qu’ils prennent de l’âge. Mais pour le gros de la classe moyenne, la PRD n’offre aucune religion fondamentale, aucune identité ethnique.
— D’où sa balkanisation.
— Tout juste. Ces gens, en revanche, dit Hackworth en désignant le couple au pied de la falaise, font partie de la RDR, la République dispersée réformée. Très semblable à la PRD. À une différence près. Essentielle.
— Le rituel auquel on vient d’assister ?
— Rituel est une bonne description. Un peu plus tôt aujourd’hui, cet homme et cette femme ont reçu l’un et l’autre la visite de messagers qui leur ont donné un lieu et une heure – rien de plus. Dans ce cas précis, le boulot de la femme était de sauter du haut de la falaise à l’heure dite. Celui de l’homme était d’attacher l’extrémité de la corde avant qu’elle ne saute. Un boulot tout simple…
— Mais qu’il ait omis de l’effectuer, et la femme serait morte.
— Précisément. Les noms sont tirés au sort dans un chapeau. Les participants ne sont prévenus que quelques heures à l’avance. Ici, le rituel est pratiqué avec une falaise et une corde, parce qu’une falaise se trouve à proximité. Dans d’autres sites de la RDR, le mécanisme sera différent. Par exemple, l’individu A pourra entrer dans une pièce, sortir d’une boîte un pistolet, le charger à balles réelles, le remettre dans sa boîte, puis sortir dix minutes. Pendant ce temps, l’individu B est censé entrer dans la pièce et remplacer le chargeur de balles réelles par des balles à blanc de même poids. Puis l’individu A va réintégrer la pièce, plaquer le canon contre sa tempe et presser la détente.
— Mais sans que l’individu A ait aucun moyen de savoir si l’individu B a fait son boulot ?
— Exactement.
— Quel est le rôle de la tierce personne ?
— C’est un censeur. Un fonctionnaire de la RDR qui veille à ce que les deux participants n’essayent pas de communiquer.
— Doivent-ils souvent se soumettre à ce rituel ?
— Aussi souvent que leur nom est désigné par le sort, peut-être une fois tous les deux ans. C’est un moyen de créer une dépendance mutuelle. Ces gens savent qu’ils peuvent se faire mutuellement confiance. Dans une tribu comme la RDR, dont la vision du monde ne contient aucun absolu, ce rituel sert à créer un absolu artificiel. »