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— Puis-je vous demander l’échelon atteint par le site de votre amie Trish ? »

Maggie parut indécise. « Huit ou neuf, peut-être. Toujours est-il que nous sommes allées à Londres. Nous en avons profité pour assister à certains spectacles. Je voulais surtout voir les grosses productions. Elles étaient super – nous avons vu en particulier un Docteur Faust extra au Laurence Olivier.

— Le Faust de Marlowe ?

— Oui. Mais Trish avait le chic pour dénicher tous ces petits théâtres miteux dans des coins pourris que je n’aurais jamais pu trouver même au bout d’un million d’années – ils n’étaient répertoriés nulle part, ils étaient anonymes et, pour autant que je sache, ils ne faisaient pas vraiment de publicité. On y a vu des trucs d’un style pour le moins radical… franchement radical, même.

— Je devine que vous n’utilisez pas le terme dans son sens politique.

— Effectivement, non. Je fais allusion au style de la mise en scène. Dans l’un de ces spectacles, on entrait dans une vieille bâtisse de Whitechapel éventrée par les bombes, au milieu de toute une foule assemblée, et il a commencé de se passer des trucs pas possibles et, au bout d’un moment, j’ai réalisé qu’une partie de ces gens étaient des acteurs, que d’autres étaient le public, et que tous, nous étions quelque part les deux à la fois. C’était vraiment chouette – je suppose qu’on peut trouver ce genre de truc à tout moment sur le réseau, en ractif, mais c’était tellement mieux d’être là, entouré de vrais corps, vivants et chauds. Je me sentais heureuse. Bref, ce gars dont je vous parlais se rendait au bar prendre une bière, et il m’a proposé d’aller m’en chercher une. On a entamé la conversation. Et puis, de fil en aiguille… Il était vraiment intelligent, vraiment sexy. C’était un Africain qui en connaissait un bout sur le théâtre. L’endroit avait des pièces en coulisses. Certaines avec des lits…

— Par la suite, demanda Hackworth, avez-vous éprouvé des sensations bizarres ? »

Maggie rejeta la tête en arrière et se mit à rire, croyant à quelque humour tordu de la part de son interlocuteur. Mais Hackworth était sérieux.

— Par la suite ? répéta Maggie.

— Oui. Disons, au bout de plusieurs minutes. »

Elle parut soudain déconcertée. « Ouais, à vrai dire, je suis devenue brûlante. Vraiment brûlante. Il a fallu qu’on s’en aille, j’ai même cru que j’avais attrapé la grippe ou je ne sais quoi. Nous sommes rentrés à l’hôtel, et je me suis déshabillée et je suis sortie sur le balcon. J’avais plus de quarante de fièvre. Mais, le lendemain, je me sentais en pleine forme. Et je le suis restée depuis.

— Merci, Maggie », dit Hackworth, qui se leva et remit le papier dans sa poche. Fiona se leva également, sur un signe de son père. « Avant votre visite à Londres, votre vie sociale pouvait-elle être qualifiée d’activé ? »

Maggie rosit un peu plus. « Relativement active depuis quelques années, oui.

— Quel milieu fréquentiez-vous ? Le genre CryptNet ? Des gens qui passaient beaucoup de temps au bord de l’eau ? »

Maggie hocha la tête. « Au bord de l’eau ? Je ne saisis pas.

— Demandez-vous pourquoi vous êtes restée à ce point inactive, Maggie, depuis votre liaison avec ce monsieur… ?

— Beck, M. Beck.

— Avec M. Beck. Serait-ce parce que l’expérience vous a paru pour le moins… inquiétante ? Un échange de fluides corporels, suivi d’une violente poussée de fièvre ? »

Le visage de Maggie demeura de marbre.

« Je vous suggère de vous pencher sur le sujet de la combustion spontanée », dit Hackworth. Et, sans autre cérémonie, il récupéra dans l’entrée chapeau-melon et parapluie, puis sortit devant Fiona pour regagner la forêt.

Il s’adressa à sa fille : « Maggie ne t’a pas tout dit sur CryptNet. Pour commencer, on estime que le réseau entretient un certain nombre de connexions peu recommandables et qu’il est perpétuellement sous la menace d’enquêtes des services de l’Application du Protocole. Et… – Hackworth eut un rire désabusé – il est notoirement inexact que dix soit l’échelon le plus élevé.

— Quel est le but de cette organisation ? demanda Fiona.

— Elle se présente comme un simple collectif de traitement de données, au succès relativement modeste. Mais son objectif réel n’est accessible qu’à ceux qui ont eu le privilège insigne d’être admis au sein du trente-troisième échelon, et la voix d’Hackworth ralentit, comme il cherchait à se souvenir d’où il tenait tous ces détails. La rumeur prétend que, dans ce cercle très fermé, chaque membre peut tuer son voisin rien qu’en pensant à l’acte. »

Fiona se pencha en avant, serra fort les bras autour du corps de son père et vint nicher sa tête entre ses omoplates. Elle crut que le sujet de CryptNet était clos ; mais, un quart d’heure plus tard, alors que Kidnappeur redescendait à bonne allure vers Seattle, son père reprit la parole, poursuivant sa phrase là où il l’avait laissée, comme s’il s’était juste interrompu pour reprendre son souffle. Il parlait d’une voix lente, lointaine, presque comme s’il était en transe – tandis que les souvenirs percolaient depuis les profondeurs de sa mémoire, presque sans intervention consciente de sa part. « Le désir véritable de CryptNet est la Graine – une technologie qui, dans leur plan diabolique, est inéluctablement destinée un jour à supplanter l’Alim, sur laquelle se fondent notre société et tant d’autres. Pour nous, le Protocole a été ferment de paix et de prospérité – pour CryptNet, en revanche, c’est un système oppressif détestable. Ils croient que l’information détient un pouvoir quasi mystique de libre circulation et d’auto-réplication, tout comme l’eau est vouée à stagner à l’horizontale ou les étincelles à s’envoler dans les airs – et, privés de tout code moral, ils confondent l’inéluctable avec le Bien. Dans leur optique, un jour, au lieu d’avoir des Alims reliées à des compilateurs de matière, nous aurons des Graines qui, semées en terre, donneront des maisons, des hamburgers, des astronefs et des bouquins – la Graine naîtra inéluctablement de l’Alim, et c’est sur elle qu’on édifiera une société bien plus évoluée. »

Il s’arrêta un instant, prit une profonde inspiration, et parut s’éveiller de sa transe ; quand il reparla, c’était d’une voix plus claire, plus assurée. « Bien entendu, on ne peut le permettre – l’Alim n’est pas un système de contrôle ou d’oppression comme le soutient CryptNet. C’est simplement le seul moyen de maintenir l’ordre dans une société moderne – si chacun possédait une Graine, chacun pourrait produire des armes dont la puissance de destruction rivaliserait avec celle des armes nucléaires élizabéthaines. C’est pour cela que l’Application du Protocole voit d’un si mauvais œil les activités de CryptNet. »

Les arbres s’effacèrent, révélant un lac bleu allongé en dessous d’eux. Kidnappeur rejoignit bientôt la route et Hackworth le talonna pour qu’il prenne un petit galop. En quelques heures à peine, père et fille étaient installés dans les couchettes d’une cabine de seconde de l’aéronef Iles Falkland, en route pour Londres.

Extrait du Manuel, les activités de la princesse Nell, devenue duchesse de Turing ; Le Château des Écluses ; autres châteaux ; le marché aux Chiffreurs ; Nell se prépare pour son ultime voyage

La princesse Nell demeura plusieurs mois au Castel Turing. Au cours de sa quête des douze clefs, elle avait pénétré dans bien des châteaux, berné leurs sentinelles, forcé leurs serrures et raflé leurs trésors ; mais Castel Turing était un endroit bien différent, un endroit qui obéissait à des règles et des programmes conçus par des hommes et qui pouvaient être récrits par ceux qui étaient des adeptes de la langue des uns et des zéros. Pour elle, il n’était pas seulement question de s’introduire furtivement, s’emparer d’une breloque et prendre la fuite. Elle fit sien le Castel Turing. Son domaine devint le royaume de la princesse Nell.