Pour commencer, elle offrit au duc de Turing des funérailles décentes. Puis elle étudia ses livres jusqu’à ce qu’elle en eût maîtrisé le contenu. Elle se familiarisa avec les diverses procédures qui permettaient de programmer les soldats et le duc mécanique. Elle chargea le duc d’un nouveau programme maître, puis elle remit en route le grand Arbre qui actionnait l’ensemble du château. Ses premiers efforts restèrent vains, car son programme contenait de nombreuses erreurs. Le duc originel lui-même n’y avait pas échappé non plus ; il les appelait des bogues, ou parfois des punaises, par allusion à un gros scarabée qui s’était coincé dans une des chaînes lors d’une de ses expérimentations initiales, provoquant l’arrêt brutal de la première machine de Turing. Mais, au prix d’une patience inébranlable, la princesse Nell nettoya ces bogues et transforma le duc mécanique en un serviteur dévoué. Le duc, en échange, avait le tour de main pour charger les soldats de programmes simples, de sorte que tout ordre que lui donnait Nell était rapidement propagé à l’ensemble de la troupe.
Pour la première fois de sa vie, la princesse Nell disposait d’une armée et de serviteurs. Mais ce n’était pas une armée conquérante, car les ressorts montés dans le dos des soldats se détendaient rapidement, et ils n’avaient pas non plus les facultés d’adaptation des soldats humains. Malgré tout, c’était une force efficace derrière les murs du château, et qui la protégeait de tout agresseur imaginable. Se conformant aux programmes d’entretien établis par le duc originel, la princesse Nell chargea les soldats de graisser les rouages, réparer les arbres fissurés et les roulements usés, et de construire de nouveaux soldats à partir des stocks de pièces détachées.
Son succès la réconforta. Mais Castel Turing n’était que l’un des sièges ducaux de son royaume, et elle savait qu’elle avait encore bien du travail en perspective.
Le territoire alentour était recouvert de forêts épaisses, mais des prairies étaient visibles sur les collines à quelques kilomètres de là et, du haut des murs du château, en se servant de la longue-vue du duc originel, Nell pouvait distinguer des chevaux sauvages en train de paître. Pourpre lui avait enseigné les secrets du dressage des chevaux sauvages, aussi Nell monta-t-elle une expédition vers ces prairies pour revenir quinze jours après avec deux superbes mustangs, Café et Crème. Elle les équipa de la plus belle sellerie des écuries du Duc, marquée des armoiries au T – car les armes étaient désormais les siennes, et elle pouvait de plein droit se faire appeler la duchesse de Turing. Elle prit également une selle ordinaire, sans aucune marque, de manière à se faire passer pour une roturière si jamais le besoin s’en faisait sentir – bien que la princesse Nell fût devenue si belle avec les ans et qu’elle ait acquis un tel port de reine que bien peu auraient pu la confondre avec une roturière, même si elle avait choisi d’aller nu-pieds et vêtue de haillons.
Étendue sur sa couchette dans le dortoir de Madame Ping, lisant les mots inscrits sur une page qui luisait doucement au milieu de la nuit, Nell s’interrogea. Les princesses n’étaient pas génétiquement différentes des roturières.
De l’autre côté d’une cloison bien mince, elle entendait couler l’eau d’une demi-douzaine de lavabos, tandis que les jeunes femmes procédaient à leurs ablutions vespérales. Nell était la seule rédactrice à séjourner dans le dortoir de Madame Ping : les autres étaient des actrices, tout juste revenues d’une longue et vigoureuse séance de travail, pour se passer du liniment sur les épaules, endolories à force d’étriller le postérieur des clients, ou renifler à pleines narines des paquets de mites programmées pour aller se loger dans leurs fesses en feu et remettre en état dans la nuit leurs capillaires endommagés. Sans oublier, bien entendu, toutes sortes d’autres activités plus classiques, telles que prendre sa douche, se démaquiller, se réhydrater, et ainsi de suite. Les filles effectuaient toutes ces tâches avec entrain, avec cette efficacité sans aucune gêne qui semblait propre à toutes les Chinoises, tout en discutant des événements du jour au rythme sec du dialecte de Shanghai. Nell vivait depuis un mois maintenant parmi elles, et elle commençait tout juste à saisir deux ou trois mots. De toute façon, toutes parlaient anglais.
Elle veilla jusque tard dans la nuit, plongée dans son Manuel. Le dortoir était l’endroit idéal ; les filles de Madame Ping étaient des professionnelles et, après quelques minutes de murmures, de gloussements et autres chut ! faussement scandalisés, elles finissaient toujours par s’endormir.
Nell sentait bien qu’elle approchait de la fin du livre.
C’eût été manifeste, sans même qu’elle soit parvenue à proximité de Coyote, le douzième et dernier des Rois des Fées. Au cours des dernières semaines, depuis que Nell avait pénétré dans le domaine du roi Coyote, le caractère du livre avait changé. Auparavant ses Amis de la Nuit ou les autres personnages agissaient de leur propre initiative, même quand Nell se contentait de suivre passivement. La lecture du Manuel avait toujours été pour elle synonyme d’interaction avec les autres personnages du livre en même temps que d’une réflexion sur le meilleur moyen de se tirer soi-même d’une grande variété de situations intéressantes.
Mais, ces derniers temps, le premier élément avait presque disparu. Castel Turing n’avait été qu’un simple échantillon du domaine du roi Coyote : un endroit presque dépourvu d’êtres humains, quoique rempli de lieux et de situations fascinants.
Elle parcourut, solitaire, le domaine du roi Coyote, visitant un par un ses châteaux et rencontrant chaque fois une énigme différente. Le second (après Castel Turing) était bâti au flanc d’une montagne et possédait un système d’irrigation élaboré grâce auquel l’eau jaillissant d’une source bouillonnante était dirigée par tout un jeu de vannes d’écluse. Il y en avait plusieurs milliers, reliées entre elles par petits groupes, conçus de telle sorte que l’ouverture ou la fermeture d’une seule vanne influait, d’une certaine façon, sur toutes les autres du même groupe. Ce domaine avait ses propres cultures vivrières et souffrait d’une terrible famine, car le fonctionnement des écluses d’irrigation s’était plus ou moins détérioré. Un mystérieux chevalier noir était en effet venu visiter les lieux et à la faveur de la nuit, il s’était apparemment faufilé hors de sa chambre pour tripoter les connexions entre plusieurs vannes de telle manière que plus une goutte d’eau ne s’écoulait dans les champs. Puis il avait disparu, laissant derrière lui un billet déclarant qu’il réglerait le problème en échange d’une importante rançon en or et en bijoux.
La princesse Nell passa un certain temps à étudier le problème et finit par remarquer que le système d’écluses était en fait une version très élaborée de l’une des machines du duc de Turing. Une fois qu’elle eut saisi que le comportement des vannes d’écluse était réglé et prévisible, il ne lui fallut pas longtemps pour être en mesure de programmer leur fonctionnement et de localiser les virus que le chevalier noir avait introduits dans le système. Bientôt, l’eau coulait à nouveau dans le système d’irrigation et la famine était vaincue.