En d’autres termes, une fois que la princesse Nell eut déchiffré les messages, son stand fonctionnait comme une nouvelle machine de Turing.
Il eût été facile de conclure que l’ensemble de ce château était, comme les autres, une nouvelle machine de Turing. Mais le Manuel lui avait appris à ne pas faire de suppositions à la légère. Le simple fait que son stand fonctionne selon les règles de Turing ne signifiait pas qu’il en allait de même de tous les autres. Et, même si chaque éventaire de ce château était effectivement une machine de Turing, elle ne pouvait malgré tout en déduire aucune conclusion définitive. Elle avait vu des cavaliers transporter des livres d’un château l’autre, ce qui signifiait que d’autres stands de chiffreurs devaient être à l’œuvre ailleurs dans ce royaume. Elle ne pouvait vérifier que tous étaient des machines de Turing.
Il ne fallut pas longtemps à Nell pour atteindre la prospérité. Au bout de quelques mois (qui, dans le Manuel, étaient résumés en autant de phrases), ses employeurs lui annoncèrent qu’ils avaient plus de travail qu’ils n’en pouvaient traiter. Ils décidèrent donc de fractionner leur affaire. Ils érigèrent un nouveau stand en lisière du marché et confièrent à Nell une partie de leurs recueils de règles.
Ils lui obtinrent également une nouvelle clef. La procédure consistait à transmettre un message codé particulier au château du roi Coyote, qui se trouvait à trois jours de cheval plus au nord. Sept jours plus tard, la clef de Nell lui revint dans un écrin écarlate frappé du sceau personnel du roi Coyote.
De temps en temps, un client venait à son éventaire et lui proposait de la lui racheter. Elle refusait toujours, mais trouva intéressant que les clefs puissent se négocier de cette façon.
Tout ce que Nell recherchait, c’était de l’argent, qu’elle amassa rapidement par d’habiles tractations au marché. Avant longtemps, les onze clefs étaient en sa possession et, après avoir liquidé ses avoirs pour acheter des pierres précieuses qu’elle cousit dans ses vêtements, elle enfourcha son cheval, quitta le sixième château et prit la route du nord, pour se rendre au septième : le château du roi Coyote, terme ultime de sa longue quête.
Nell se rend au théâtre de Madame Ping ; rumeurs sur la présence des Poings ; un client important ; attaque des Poings de la juste harmonie ; méditations sur les rouages internes des ractifs
Comme une bonne partie de ce qui était réalisé par nanotechnologie, les lignes d’Alim étaient principalement assemblées à partir d’un nombre réduit d’atomes simples et de petite taille situés dans l’angle supérieur droit de la table de Mendeleïev : carbone, azote, oxygène, silicium, phosphore, soufre et chlore. Les Poings de la juste harmonie avaient découvert, pour leur plus grande joie, que les objets fabriqués à partir de ces atomes brûlaient avec un bel entrain dès qu’on les enflammait. Les plaines basses du delta du Yangzi, à l’est de Shanghai, étaient une zone de sériciculture où abondaient les mûriers : il suffisait de les abattre, de les empiler sous les lignes d’Alim et d’y mettre le feu pour que celles-ci finissent par s’embraser comme des fusées éclairantes.
L’Alim nipponne était riche en phosphore et brûlait en jetant d’ardentes flammes blanches qui illuminaient le ciel nocturne en plusieurs endroits visibles du haut des tours de Pudong. Une ligne principale se dirigeait vers Nanjing, une autre vers Suzhou, une autre encore vers Hangzhou : ces feux lointains suscitaient inévitablement la rumeur, parmi les hordes de réfugiés de Shanghai, que ces cités étaient elles-mêmes la proie des flammes.
L’Alim néo-atlantéenne avait une forte proportion de soufre et, une fois enflammée, elle engendrait une puanteur plutonienne qui imprégnait toutes choses sur des dizaines de kilomètres dans le lit du vent, donnant l’impression que les incendies étaient bien plus proches qu’en réalité. Nell nota l’odeur soufrée qui empestait tout Shanghai lorsqu’elle y pénétra par l’un des ponts reliant le centre de Pudong au quartier plus ancien et bien plus bas du Bund. La rivière Huangpu était bien trop large pour être franchie aisément jusqu’à l’arrivée de la nanotechno ; c’est pourquoi les quatre ponts du centre-ville étaient fabriqués avec les nouveaux matériaux et semblaient incroyablement fragiles comparés aux monstres de béton renforcé, bâtis au nord comme au sud au cours du siècle précédent.
Quelques jours plus tôt, alors qu’elle travaillait sur un scénario, dans les bureaux de Madame Ping aux étages supérieurs, Nell avait remarqué par sa fenêtre une barge recouverte de bâches de couleur beige qui descendait le fleuve, tirée par un vieux remorqueur diesel délabré. Quelques centaines de mètres en amont de l’ouvrage imposant qu’elle était à présent en train de franchir, les bâches s’étaient mises à bouillonner et se tortiller, et une douzaine de jeunes gens en tunique blanche en avaient soudain jailli, ceinture de tissu écarlate nouée à la taille, rubans de même couleur attachés aux poignets et ceignant le front. Ils avaient envahi le pont de la barge, tranchant au couteau les cordages fixant les bâches qui étaient tant bien que mal retombées, révélant une couche de peinture rouge neuve irrégulière, et alignées sur le pont comme une rangée d’énormes pétards, plusieurs douzaines de bidons de gaz comprimé, également repeints en rouge vif pour l’occasion. Vu les circonstances, elle ne douta pas un instant que ces hommes soient des Poings et que le gaz soit de l’hydrogène ou autre matière hautement inflammable. Mais avant qu’ils aient pu atteindre le pont, les réservoirs avaient explosé, enflammés par un projectile trop petit et trop rapide pour être visible par Nell depuis son poste élevé. Sans un bruit, la barge se transforma en une escarboucle de flammes blanches qui prit la moitié de la largeur du Huangpu et, même si la fenêtre en diamant filtra entièrement la chaleur du rayonnement, Nell n’eut qu’à plaquer la main sur la vitre pour sentir la chaleur absorbée, guère supérieure à celle de la peau. L’ensemble de l’opération révélait une touchante infortune, dans une époque où une batterie tenant dans la paume pouvait stocker une énergie équivalente à toutes ces bonbonnes de gaz. Tout cela avait un relent vingtième siècle un peu suranné et rendit Nell bizarrement nostalgique d’un temps révolu où le danger était une fonction du volume et de la masse. Les passifs de cette époque étaient si rigolos à regarder, avec leurs grosses voitures stupides, leurs grosses armes stupides et leurs grosses foules stupides.
En amont comme en aval du pont, les jetées funéraires étaient encombrées de familles de réfugiés venues livrer des dépouilles au Huangpu ; les corps émaciés, roulés dans des linceuls blancs, ressemblaient à des cigarettes. Les autorités de la République côtière avaient instauré sur les ponts un système de visa d’accès pour empêcher les réfugiés de la campagne de venir submerger les artères, esplanades, forums et galeries relativement spacieux du centre de Pudong, et ainsi entraver la libre circulation des personnels de bureau. Le temps que Nell ait réussi à gagner l’autre rive, deux cents réfugiés avaient déjà repéré en elle le bon pigeon à plumer et l’attendaient de pied ferme avec leur numéro de mendiants bien rodé : des femmes brandissant leur bébé émacié ou serrant dans leurs bras des enfants plus grands entraînés à rester inertes et comateux ; des hommes exhibant des blessures ouvertes et de vieux culs-de-jatte intrépides, fendant la cohue à grands coups de tête dans les genoux des passants. Les chauffeurs de taxi restaient toutefois plus vigoureux et plus agressifs que les ruraux, et leur redoutable réputation leur ouvrait un espace dans la foule, plus précieux encore qu’un véritable véhicule : un véhicule se retrouvait toujours coincé dans les embouteillages, quand la casquette d’un chauffeur de taxi générait un champ de force magique autorisant son porteur à évoluer plus rapidement que n’importe qui.