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Les chauffeurs de taxi convergeaient également sur Nell, qui choisit le plus imposant et se mit à marchander avec lui, les doigts tendus, tout en s’essayant à baragouiner en dialecte de Shanghai. Quand les chiffres eurent grimpé au niveau qu’il estimait convenable, il pivota d’un coup pour affronter la foule. La soudaineté du mouvement fit reculer tout le monde, il faut dire que la canne en bambou longue d’un mètre qu’il tenait en main y était pour quelque chose. Il s’ébranla, et Nell se hâta de le suivre, ignorant les myriades de doigts tirant sur sa jupe longue et tâchant de ne pas se demander lesquels de ces mendiants étaient des Poings dissimulant un coutelas. Si ses habits n’avaient pas été en nanomatériau parfaitement indéchirable, elle se serait retrouvée à poil avant le bout de la rue.

Chez Madame Ping, les affaires tournaient toujours gentiment. Sa clientèle était prête à affronter tous ces menus inconvénients pour se rendre chez elle. L’établissement n’était qu’à quelque distance de la tête de pont et la tenancière du bordel avait retenu par avance quelques truculents chauffeurs de taxi pour servir de gardes du corps personnels. L’entreprise occupait une surface étonnante compte tenu de la rareté du terrain à Shanghai ; elle mobilisait aujourd’hui presque tout un immeuble de quatre étages en béton renforcé datant de la dynastie Mao, après avoir commencé par deux appartements, pour s’étendre, chambre après chambre, au fil des ans.

Le hall d’accueil évoquait celui d’un hôtel décent, hormis l’absence de restaurant ou de bar ; aucun des clients n’avait envie de voir les autres ou d’être vu par eux. La réception était tenue par des concierges dont le boulot était d’éclipser les clients le plus rapidement possible, et ils s’y prenaient si bien qu’un passant non prévenu aurait pu croire que l’établissement de Madame Ping était une espèce d’officine d’enlèvement immédiat.

L’une de ces employées, un petit bout de femme d’allure étrangement guindée et asexuée, surtout au vu de sa minijupe de cuir noir, s’empressa de conduire Nell au dernier étage où l’on avait aménagé de vastes appartements ; c’est là qu’on réalisait maintenant les scénarios élaborés pour les clients de Madame Ping.

Étant scénariste, Nell n’entrait bien sûr jamais en personne dans la même pièce que le client. La femme en minijupe l’accompagna jusqu’au salon d’observation voisin, où une ciné-liaison en haute définition avec la pièce voisine couvrait presque tout un mur.

Si elle n’avait pas été déjà au courant, Nell aurait vu à l’uniforme du client qu’il s’agissait d’un colonel des Forces interarmes de Sa Majesté. Il portait un uniforme d’apparat, et les divers insignes et médailles accrochés à sa vareuse indiquaient qu’il avait passé une bonne partie de sa carrière attaché à diverses unités de l’Application du Protocole, qu’il avait été plusieurs fois blessé au combat et que, en une occasion, il avait manifesté un héroïsme exceptionnel. En fait, il était indéniable qu’il s’agissait d’un personnage important. En repassant l’enregistrement de la demi-heure précédente, Nell ne fut pas surprise de découvrir qu’il était arrivé en civil, sa tenue militaire pliée dans une sacoche en cuir. Porter l’uniforme devait faire partie du scénario.

Pour l’heure, il était assis dans un salon assez typiquement victorien et sirotait du thé dans une tasse en porcelaine de Chine roi Albert, décorée d’un motif d’églantines passablement hideux. Il paraissait nerveux ; il faut dire qu’on l’avait laissé poireauter une demi-heure – ce qui faisait également partie du scénario. Madame Ping n’arrêtait pas de répéter que personne ne s’était jamais plaint d’avoir dû trop longtemps attendre un orgasme ; que les hommes pouvaient se faire ça tout seul quand bon leur semblait et que ce qu’ils payaient, c’était ce qui les amenait jusque-là. Les données biologiques semblaient confirmer la règle de Madame Ping : le taux de sudation et le pouls étaient déjà élevés, et l’homme avait un début d’érection.

Nell entendit une porte s’ouvrir. Basculant sur un autre angle, elle vit entrer une femme de chambre. Son uniforme n’était pas aussi ouvertement sexy que la plupart de ceux fournis par la garde-robe de Madame Ping ; le client était raffiné. La femme était chinoise, mais elle jouait son rôle avec l’accent médio-atlantique actuellement en vogue chez les néo-Victoriens. « Mme Braithwaite va vous recevoir. »

Le client passa dans le salon voisin, où l’attendaient deux femmes : une Anglo massive d’âge mûr et une fort séduisante Eurasienne d’une trentaine d’années. On procéda aux présentations : la femme la plus âgée était Mme Braithwaite, la plus jeune était sa fille. Madame était un rien gâteuse et c’était, manifestement Mademoiselle qui dirigeait les opérations.

Cette partie du scénario ne changeait jamais et Nell l’avait vue et revue cent fois pour essayer de la peaufiner. Le client se fendit d’un petit speech pour informer Mme Braithwaite que son fils Richard était mort au combat, en manifestant tous les signes d’un grand héroïsme, et qu’il le proposait pour la Victoria Cross à titre posthume.

Nell s’était déjà occupée du plus immédiat, en parcourant scrupuleusement les archives du Times pour vérifier s’il s’agissait ou non de la reconstitution d’un événement réel survenu dans la vie du client. Pour autant qu’elle puisse dire, c’était plutôt une composition à partir d’une multitude d’événements similaires, peut-être avec une bonne dose d’imaginaire.

À ce point du synopsis, la vieille dame était prise de vapeurs et devait être évacuée par la femme de chambre aidée d’autres domestiques, laissant le client seul avec Mlle Braithwaite, qui semblait prendre la chose avec un grand stoïcisme. « Votre sang-froid est admirable, mademoiselle Braithwaite, dit le client, mais soyez assurée que personne ne vous reprochera de laisser libre cours à vos émotions en un moment pareil. » Lorsqu’il énonça cette phrase, sa voix avait un frémissement d’excitation parfaitement audible.

« Eh bien, parfait », dit Mlle Braithwaite. Elle sortit de son réticule un petit boîtier noir et pressa un bouton. Le client grogna en arquant le dos avec une telle violence qu’il tomba de sa chaise sur le tapis où il resta étendu, paralysé.

« Des mites… vous avez infecté mon corps d’insidieux nanosites… dit-il dans un souffle.

— Dans le thé.

— Mais c’est impossible – la majorité des mites sont extrêmement sensibles aux attaques thermiques – l’eau bouillante aurait dû les détruire.

— Vous sous-estimez les capacités de CryptNet, colonel Napier. Notre technologie est bien plus avancée que vous ne l’imaginez – comme vous aurez l’occasion de le découvrir au cours des prochains jours !

— Quel que soit votre plan… soyez certaine qu’il échouera !

— Oh ! je n’ai aucun plan en particulier, dit Mlle Braithwaite. Il ne s’agit pas d’une opération de CryptNet. Mais d’une affaire personnelle. Vous êtes responsable de la mort de mon frère Richard – et je compte bien vous obliger à faire pénitence.

— Croyez bien que je suis profondément attristé… »

Elle lui rebalança une dose. « Je n’ai que faire de votre tristesse. Je veux vous voir admettre la vérité : que vous êtes responsable de sa mort. »

Elle pressa un autre bouton, et le corps du colonel Napier devint inerte. Aidée d’une bonne, elle le fourra sur un monte-plats pour le faire redescendre à un étage inférieur où, après l’avoir rejoint par l’escalier, elles le ligotèrent sur un chevalet.