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C’était à ce point que surgissait le problème. Le temps qu’elles aient fini de l’attacher, il ronflait profondément.

« Voilà qu’il recommence, dit la femme qui jouait le rôle de Mlle Braithwaite en s’adressant à Nell et à ceux qui surveillaient le déroulement de l’action. Ça va faire maintenant six semaines d’affilée. »

Quand Madame Ping avait expliqué la chose à Nell, cette dernière s’était demandé où était le problème. Qu’on laisse roupiller le bonhomme, tant qu’il continuait de venir et de payer sa note. Mais Madame Ping connaissait ses clients et redoutait que le colonel Napier perde intérêt et aille chercher son bonheur dans un autre établissement, à moins qu’elles n’insufflent un peu de variété dans le scénario.

« Les combats ont été violents, dit l’actrice. Il est sans doute épuisé.

— Je ne pense pas que ce soit ça », dit Nell. Elle venait d’ouvrir un canal d’ordres relié directement au tympan de la femme. « Je crois plutôt à un changement personnel.

— Ils ne changent jamais, ma choute, dit l’actrice. Une fois qu’ils y ont pris goût, ils s’y tiennent définitivement.

— Oui, mais des situations différentes peuvent déclencher ces sentiments à diverses périodes de l’existence, objecta Nell. Dans le passé, c’était la culpabilité pour la mort de ses soldats. Aujourd’hui, il a accompli son travail de deuil. Il a accepté sa culpabilité, et donc il accepte le châtiment. Il n’y a plus de conflit de volontés, puisqu’il s’est soumis.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Nous devons lui recréer un authentique conflit de volontés. Nous devons le forcer à faire une chose qu’il n’a vraiment pas envie de faire », dit Nell, qui pensait tout haut. Comment remplir un tel programme ? Elle reprit : « Réveillez-le ! Expliquez-lui que vous lui avez menti en lui affirmant que ce n’était pas une opération de CryptNet. Dites-lui que vous cherchez de vraies informations. Que vous voulez des secrets militaires. »

Mlle Braithwaite envoya la bonne chercher un seau d’eau froide qu’elle déversa sur le corps du colonel Napier. Puis elle joua le rôle que Nell lui avait suggéré, et elle le joua fort bien ; Madame Ping engageait des filles douées pour l’improvisation et, comme la plupart n’avaient en définitive jamais besoin d’avoir des rapports sexuels avec les clients, elle n’avait aucun mal à en trouver de bonnes.

Le colonel Napier parut surpris, mais pas désagréablement, par la modification du scénario. « Si vous croyez que je vais divulguer des informations susceptibles de conduire à la mort d’autres contingents de mes soldats, vous vous trompez lourdement. » Mais sa voix semblait un peu lasse et déçue, et les bio-mesures émises par les nanosites implantés dans son organisme ne montraient aucun des signes d’excitation sexuelle pour laquelle il payait sans doute. Elles ne répondaient toujours pas aux attentes de leur client.

Nell en informa Mlle Braithwaite sur son canal d’ordres : « Il n’accroche toujours pas. Ce n’est plus un scénario imaginaire. C’est la réalité. Madame Ping est effectivement une base de CryptNet. Depuis plusieurs années, nous avons cherché à l’attirer ici. Dorénavant, il nous appartient, et il va nous fournir des informations, et il continuera de le faire, car il est notre esclave. »

Mlle Braithwaite joua la scène comme suggéré, improvisant à mesure des dialogues toujours plus fleuris. Surveillant les bio-mesures, Nell constata que le colonel Napier était désormais aussi effrayé et excité que lors de sa toute première visite chez Madame Ping, bien des années plus tôt (on tenait scrupuleusement les archives). Elles étaient en train de réussir à lui rendre sa jeunesse et sa vivacité d’antan.

« Êtes-vous en rapport avec le Dr X ? demanda le colonel Napier.

— C’est nous qui posons les questions, souffla Nell.

— C’est moi qui pose les questions. Lotus, donne-lui trente coups de canne pour la peine ! » dit Mlle Braithwaite, et la femme de chambre se mit à rosser le colonel à coups de badine.

Le reste de la séance se déroula quasiment sur la lancée, ce qui convenait parfaitement à Nell, car elle avait été ébranlée par l’allusion de Napier au Dr X, qui l’avait soudain rendue songeuse, car elle se souvenait des commentaires de son frère concernant le même individu, bien des années auparavant.

Mlle Braithwaite connaissait son boulot et elle avait saisi instantanément la stratégie de Nell : le scénario n’excitait le client que s’il y avait un authentique affrontement de volontés, et le seul moyen pour elles de créer cet affrontement était de forcer Napier à dévoiler des renseignements confidentiels. Et certes il en dévoila, petit bout par petit bout, encouragé à la fois par la canne en bambou de Lotus et la voix de Mlle Braithwaite. L’essentiel concernait des mouvements de troupes et d’autres détails qu’il jugeait sans doute de la plus extrême importance. Pas Nell.

« Tâchez d’en savoir plus sur le Dr X, souffla-t-elle. Pourquoi a-t-il supposé une connexion entre CryptNet et le Dr X ? »

Après quelques minutes encore de bastonnade et de domination verbale, le colonel était prêt à tout déballer. « C’est un des gros coups qu’on prépare depuis maintenant de nombreuses années – le Dr X collabore avec un personnage haut placé dans la hiérarchie de CryptNet, l’Alchimiste. Ils travaillent sur un objet qu’on ne doit pas les laisser détenir.

— Ne te risque pas à me cacher quoi que ce soit… » menaça Mlle Braithwaite.

Mais avant qu’elle ait pu extraire d’autres informations sur l’Alchimiste, le bâtiment fut ébranlé par un choc terrible qui fit aussitôt courir un mince lacis de fissures sur le béton de l’antique bâtisse. Dans le silence qui suivit, Nell entendit des cris de femmes résonner dans tout l’immeuble, puis un son chuintant, crépitant, qui accompagnait un jet de poussière et de sable jailli d’une fissure au plafond. Puis ses oreilles réussirent à discerner un autre son : des hommes en train de crier « Sha ! Sha ! »

« D’après moi, quelqu’un vient de faire une brèche dans la façade de votre immeuble à l’aide d’une charge explosive, dit le colonel Napier, parfaitement impassible. Si vous vouliez bien avoir l’amabilité de terminer maintenant votre scénario et de me libérer, je tâcherai de me rendre utile quels que soient les événements à venir. »

Quels que soient les événements à venir. Les exclamations signifiaient simplement « Tue ! Tue ! » et c’était le cri de guerre des Poings de la juste harmonie.

Peut-être voulaient-ils s’en prendre au colonel Napier. Mais il était plus probable qu’ils avaient décidé d’attaquer cet endroit à cause de sa valeur symbolique d’antre de la décadence barbare.

Mlle Braithwaite et Lotus avaient déjà libéré de ses entraves le colonel Napier qui était en train de rajuster son pantalon. « Le fait que nous ne soyons pas tous morts implique qu’ils n’ont pas recouru à des méthodes nanotechnologiques, dit-il doctement. D’où l’on peut supposer sans grand risque que l’attaque émane d’une cellule voisine de niveau inférieur. Confiants en la doctrine du Poing, les assaillants se croient sans doute immunisés contre toute forme d’armement. Face à une telle situation, ça ne fait jamais de mal de leur remettre un peu les idées en place. »

La porte de la chambre de Napier s’ouvrit à la volée, dans le sifflement d’une salve d’échardes de bois blanc filant au ras du sol. Nell observait la scène, comme s’il s’agissait d’un vieux film, alors que le colonel Napier dégainait de son fourreau un sabre de cavalerie ridiculement étincelant et transperçait la poitrine de son premier adversaire. Celui-ci s’effondra contre le suivant, créant une confusion momentanée ; Napier en tira profit et, se carrant dans une attitude passablement efféminée, les épaules effacées, le bras tendu négligemment comme s’il se servait de la pointe de son arme pour fouiller dans une penderie obscure, il glissa celle-ci sous le menton du second assaillant, lui tranchant négligemment la gorge au passage. Sur ces entrefaites, un troisième Poing avait fait irruption dans la chambre ; ce dernier brandissait une longue perche munie d’un poignard fixé avec ce ruban de polymère gris que les paysans utilisent comme corde. Mais, lorsqu’il voulut faire tournoyer l’arme, le bas de sa perche se prit dans le râtelier auquel Napier était encore ligoté quelques instants plus tôt. Napier s’avança avec précaution en vérifiant où il mettait les pieds, comme s’il ne voulait pas tacher de sang ses bottes et, parant une attaque tardive, il poinçonna le thorax du dernier Poing de trois coups de sabre portés en succession rapide.