On donnait des coups de pied dans la porte de la pièce où se trouvait Nell.
« Ah, soupira le colonel Napier quand il parut manifeste qu’il ne restait plus aucun assaillant dans ce groupe, il est réellement fort singulier que, par le plus grand des hasards, l’idée me soit venue de prendre aujourd’hui mon grand uniforme d’apparat, car les armes tranchantes ne font pas partie de la panoplie habituelle. »
Plusieurs coups de pied n’avaient pu réussir à défoncer la porte de Nell, qui – au contraire de celles prévues pour les chambres du scénario – était construite en matériaux modernes impossibles à briser de cette façon. Mais Nell entendait des voix dans le couloir et elle suspectait que, contrairement aux spéculations du colonel, les assaillants pourraient bien disposer d’appareils nanotechnologiques primitifs – disons de petites charges d’explosifs susceptibles de faire sauter une porte.
Elle se débarrassa de sa robe longue, qui risquait juste de l’entraver, et se mit à quatre pattes pour lorgner sous la fente de la porte. Elle aperçut deux paires de pieds. Elle entendait les hommes discuter à voix basse, sur un ton affairé.
Nell ouvrit brusquement la porte d’une main, tendant l’autre pour plonger son stylo-plume dans la gorge de l’homme posté le plus près de l’ouverture. L’autre voulut saisir le vieux fusil mitrailleur qu’il avait en bandoulière. Cela fournit à Nell tout le temps voulu pour lui expédier son pied dans le genou : même s’il ne lui fit pas grand-mal, il le déséquilibra assurément. Le Poing cherchait toujours à épauler son arme tandis que Nell continuait à le bourrer de coups de pied. À la fin, elle réussit à subtiliser le fusil qu’il arrivait à peine à tenir d’une seule main, à le retourner contre lui, et à lui fracasser la crosse sur le crâne.
Le Poing au stylo fiché dans le cou était assis par terre et l’observait calmement. Elle braqua le canon vers lui et il éleva une main en détournant les yeux. Sa blessure saignait, mais pas tant que ça : Nell lui avait gâché sa semaine, mais sans toucher de point vital. Elle se dit qu’il lui serait de toute façon salutaire à long terme d’être débarrassé de cette croyance superstitieuse en son immunité aux armes.
L’agent Moore lui avait enseigné deux ou trois trucs en matière d’armes à feu. Elle retourna dans sa chambre, verrouilla la porte et consacra une petite minute à se familiariser avec les commandes du fusil, à en vérifier le chargeur (à moitié plein seulement) et à tirer un seul projectile (dans le battant de la porte, qui l’arrêta), juste pour voir s’il fonctionnait.
Elle essaya de réprimer un souvenir rétrospectif de l’incident avec le tournevis. Il la terrifiait toujours, jusqu’au moment où elle se rendit compte que, cette fois-ci, elle maîtrisait bien mieux la situation. Ses conversations avec l’agent n’étaient pas restées sans effet.
Puis elle retourna dans le couloir et prit l’escalier pour gagner le hall du rez-de-chaussée, en recueillant au passage une petite bande de jeunes femmes terrorisées. Elles passèrent devant plusieurs clients, en majorité des hommes, des Européens pour la plupart, que les terroristes avaient extraits sans ménagement de leurs salles de scénario avant de les massacrer en règle. À trois reprises, elle dut ouvrir le feu, étonnée chaque fois par la complexité de la manœuvre : habituée à l’univers du Manuel, Nell devait désormais prendre en compte les contraintes de la réalité.
Leur petite troupe retrouva dans le hall un colonel Napier presque aux trois quarts habillé, lancé dans un épique combat à l’épée avec un couple de Poings sans doute laissés en arrière pour couvrir la fuite de leurs compagnons. Nell songea à les abattre puis elle se ravisa, doutant de son adresse au tir, mais surtout magnétisée par cette scène.
Nell aurait été éblouie par le colonel Napier si elle ne l’avait pas vu, peu auparavant, ligoté sur un râtelier. Pourtant, et peut-être même à cause de cette contradiction, il y avait chez lui (et par extension chez tous les Victoriens) quelque chose qui le rendait fascinant. Ces gens vivaient dans un refus quasiment total de toute émotion – une forme d’ascétisme aussi extrême que celui d’un stylite médiéval. Et, pourtant, ils avaient des émotions, comme tout un chacun, mais auxquelles ils ne donnaient libre cours que dans des circonstances soigneusement choisies.
Napier embrocha calmement un terroriste tombé après avoir trébuché, puis il reporta son attention sur un nouvel adversaire, un personnage formidable et habile au maniement de l’épée. La confrontation entre arts martiaux d’Orient et d’Occident entraîna chacun des bretteurs d’un bout à l’autre du hall, chacun commençant par fixer dans les yeux son adversaire pour tâcher de deviner ses pensées et son état émotionnel. Lorsqu’il se déclencha, l’enchaînement d’assauts, de parades et de ripostes était trop rapide pour être analysé. Le style du Poing était absolument superbe à contempler, avec d’amples mouvements pleins de lenteur similaires aux étirements des grands félins au zoo. Le style de Napier dégageait en revanche un ennui profond : il tournait en effet autour de son adversaire, l’air maussade, le détaillant avec calme, et comme plongé dans d’intenses réflexions.
Regardant Napier dans ses œuvres, avec tous ces galons et médailles qui brinquebalaient en scintillant sur sa poitrine, Nell comprit que c’était précisément cette répression de toute émotion qui avait permis aux Victoriens de devenir le peuple le plus riche et le plus puissant de la planète. Loin d’être pathologique, leur aptitude à enfouir leurs sentiments relevait plutôt d’un art mystique qui leur donnait des pouvoirs presque magiques sur la nature et sur les autres tribus, plus intuitives. Telle était également la force des Nippons.
Avant que le duel ne soit parvenu à sa conclusion, une fléchette intelligente, pas plus grosse qu’un taon et traînant derrière elle une antenne-fouet mince comme un cheveu et longue comme le doigt, traversa en sifflant une fenêtre brisée pour venir se ficher dans le gras de la nuque du Poing. La piqûre n’était pas très profonde mais elle avait dû injecter un poison quelconque dans le cerveau de la victime. L’homme tomba brusquement assis, ferma les yeux et mourut sur-le-champ.
« Pas très chevaleresque, observa le colonel Napier, avec dédain. Je suppose que je dois en remercier un quelconque bureaucrate de New Chusan. »
Une inspection prudente du bâtiment révéla plusieurs autres Poings décédés de la même façon. Dehors, la sempiternelle foule de réfugiés, mendiants, passants et livreurs à vélo continuait de s’écouler dans la rue, aussi paisible que les eaux du Yangzi.
Le colonel Napier ne revint pas chez Madame Ping la semaine suivante, mais la tenancière du bordel ne tint pas rigueur à Nell de la perte de son client. Tout au contraire, elle la loua d’avoir correctement su deviner les souhaits de Napier et d’avoir su improviser aussi bien. « Une superbe performance », commenta-t-elle.