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Nell n’avait pas vraiment envisagé son travail sous l’angle d’une performance, et, pour une raison quelconque, le fait que Madame Ping ait choisi ce terme l’agaça à tel point qu’elle mit du temps à s’endormir ce soir-là, restant les yeux grands ouverts dans le noir, à réfléchir, étendue sur sa couchette.

Depuis qu’elle était toute petite, elle avait inventé des histoires qu’elle récitait à son Manuel, histoires que, le plus souvent, ce dernier digérait pour les incorporer à ses propres récits. Nell avait eu le même réflexe naturel avec Madame Ping. Mais voilà que sa patronne appelait ça une performance, et Nell devait bien admettre que, dans un sens, ce n’était pas faux. Ses histoires étaient digérées, non plus par le Manuel, mais par un autre être humain, pour devenir partie intégrante de son mental.

Il n’y avait rien de bien sorcier là-dedans, mais l’idée la troublait pour une raison qui ne s’éclaircit qu’au bout de plusieurs heures de rumination dans un demi-sommeil.

Le colonel Napier ne la connaissait pas et ne la connaîtrait jamais. Leurs relations s’étaient exclusivement déroulées via le truchement de l’actrice jouant le rôle de Mlle Braithwaite, et de divers artifices technologiques.

Malgré tout, elle l’avait touché profondément. Elle avait pénétré plus loin dans son âme que n’importe quelle amante. Si le colonel Napier avait choisi de revenir la semaine d’après et si Nell n’avait pas été présente pour lui inventer son histoire, lui aurait-elle manqué ? Nell soupçonnait que oui. Du point de vue du colonel, quelque essence indéfinissable aurait fait défaut, et il serait reparti insatisfait.

Si cela pouvait arriver au colonel Napier dans son commerce avec Madame Ping, pouvait-il en aller de même avec Nell dans son commerce avec le Manuel ? Elle avait toujours pressenti qu’il y avait quelque chose de fondamental dans ce livre, une essence qui la comprenait, voire l’aimait, qui lui pardonnait si elle se trompait et la félicitait dans le cas contraire.

Toute petite, elle ne s’était guère posé de questions : tout cela faisait partie de la magie du livre. Plus récemment, elle avait réalisé que c’était la résultante des calculs d’un gigantesque ordinateur parallèle d’une puissance phénoménale, programmé avec soin pour comprendre l’esprit humain et lui offrir ce dont il avait besoin.

À présent, elle en était moins sûre. Les récents voyages de la princesse Nell dans les terres du roi Coyote et ses visites des multiples châteaux avec leurs ordinateurs toujours plus complexes mais qui n’étaient en définitive que des machines de Turing l’avaient prise au piège d’un cercle logique déroutant. Au Castel Turing, elle avait appris qu’une machine de Turing ne pouvait pas vraiment comprendre l’être humain. Mais le Manuel était lui-même une machine de Turing, du moins, c’est ce qu’elle suspectait ; alors comment pouvait-il comprendre Nell ?

Se pouvait-il que le Manuel ne soit qu’un conduit, un dispositif technologique assurant la médiation entre elle et un être humain de chair et de sang qui l’aimait réellement ? Elle savait bien que c’était en définitive à cela que se ramenait le fonctionnement des ractifs. L’idée était trop dérangeante pour être abordée de front, aussi tourna-t-elle autour avec circonspection, tâtant de diverses approches, comme une femme des cavernes qui découvre le feu pour la première fois. Mais plus elle s’en approchait, et plus elle trouvait sa chaleur réconfortante, et lorsqu’enfin son esprit glissa vers les brumes du sommeil, elle ne pouvait plus s’en défaire, ne pouvait plus envisager de retrouver l’univers obscur et froid qu’elle n’avait cessé de parcourir depuis tant d’années.

Carl Hollywood retourne à Shanghai ; ses ancêtres du territoire des Aigles solitaires ; la maison de thé de Mme Kwan

Une grosse pluie d’orage était venue de l’ouest se déverser sur Shanghai, tel un messager des Poings de la juste harmonie, héraut tonitruant de l’avènement du Céleste Empire. À peine descendu de l’aéronef de Londres, Carl Hollywood se sentit aussitôt dans une ville différente de celle qu’il avait quittée ; la vieille cité avait toujours été un peu sauvage, mais c’était une sauvagerie urbaine et raffinée, quand, aujourd’hui, il s’agissait de la sauvagerie d’une ville-frontière. Il perçut cette ambiance alors qu’il n’avait pas encore quitté l’Aérodrome ; elle suintait des rues comme l’ozone avant un orage. Derrière les vitres, il voyait dégringoler l’averse, nettoyant l’air de tous ses nanotechs qui filaient dans les caniveaux, d’où ils iraient polluer le Huangpu puis le Yangzi. Que ce soit le climat de folie ou la perspective de se faire doucher, il arrêta ses porteurs au seuil de la sortie principale pour pouvoir changer de couvre-chef. Ses cartons à chapeaux étaient empilés sur l’un des chariots ; le melon alla dans la plus petite boîte, tout en haut de la pile, qui était vide, puis il récupéra la plus grosse, qui était tout en bas, renversant l’empilement, pour sortir un imposant Stetson d’une largeur à couper le souffle, quasiment le diamètre d’un parapluie. Après avoir jeté un coup d’œil dans la rue, où un torrent impétueux d’eau brune emportait vers les égouts détritus divers, terre, effluents urbains saturés de vibrions cholériques et tonnes de nanotechs prisonniers, il décida d’échanger ses souliers de cuir contre une paire de bottes de cow-boy, taillées dans les peaux de reptiles et de volatiles criards, et dont on avait obturé les pores avec des mites destinées à lui garder les pieds au sec même s’il lui prenait l’envie de patauger dans le caniveau.

Ainsi reconfiguré, Carl Hollywood s’engagea dans les rues de Shanghai. Alors qu’il franchissait les portes de l’Aérodrome, son manteau s’enfla, soulevé par les rafales de vent glacial, et même les mendiants s’effacèrent devant lui. Il s’arrêta pour allumer un cigare avant de poursuivre sa route et personne ne vint le molester ; même les réfugiés, qui mouraient de faim ou à tout le moins le laissaient paraître, semblaient tirer plus de plaisir à le voir dans cet appareil qu’à briguer les pièces qu’ils pouvaient éventuellement avoir dans les poches. Il rejoignit son hôtel quatre rues plus loin, suivi obstinément par les porteurs et par une foule de gamins fascinés par le spectacle d’un authentique cow-boy.

Le grand-père de Carl était un Aigle solitaire qui, dans les années quatre-vingt-dix, avait un beau jour enfourché son cheval pour fuir la foule sordide de Silicon Valley et partir squatter un ranch abandonné au bord d’un torrent glacial et impétueux coulant au flanc oriental de la chaîne de Wind River. De sa retraite, il avait gagné confortablement sa vie en travaillant comme codeur et consultant indépendant. Sa femme l’avait quitté, préférant les lumières et l’éclat de la vie mondaine en Californie, et elle avait été fort surprise lorsqu’il avait réussi à convaincre un juge qu’il était plus à même qu’elle d’élever leur fils. Grand-papa avait surtout gratifié le père de Carl Hollywood d’une éducation au grand air : chasser, pêcher et couper du bois quand il n’était pas sur un banc à faire du calcul. Les années passant, ils avaient été peu à peu rejoints par d’autres compagnons partageant les mêmes idées et le même vécu, si bien que, lorsque survint l’Interrègne, ils avaient formé une communauté de plusieurs centaines d’individus, essaimés sur quelques milliers de kilomètres carrés de désert presque total mais, sous l’angle de l’électronique, aussi étroitement soudée que n’importe quelle bourgade au temps de la Conquête de l’Ouest. Leurs prouesses technologiques, leur fortune prodigieuse et leur stock d’armes de gros calibre en avaient fait un groupe dangereux, et les quelques desperados qui s’étaient risqués, au volant de leur plateau-cabine, à attaquer un ranch isolé, s’étaient retrouvés encerclés et défaits avec une promptitude cataclysmique. Grand-papa adorait raconter l’histoire de ces criminels, leurs efforts pathétiques pour excuser leurs forfaits en plaidant la détresse économique ou les effets nuisibles de l’abus de substances illicites, et la réaction des Aigles solitaires (dont beaucoup avaient eux-mêmes connu et surmonté la pauvreté et la drogue) qui les avaient passés par les armes avant d’abandonner les cadavres à la lisière de leur territoire, en guise de pancartes défense d’entrer déchiffrables même par le dernier des analphabètes.