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L’instauration du Protocole économique commun avait calmé le jeu et, aux yeux des anciens, commencé à ramollir et à gâcher ce bel esprit communautaire. Pour entretenir celui-ci et renforcer le sens des responsabilités, rien ne valait en effet de se lever à trois heures du matin et de parcourir le périmètre de défense par cinq degrés sous zéro, le fusil chargé dans la main. Pour Carl Hollywood, ses meilleurs souvenirs, et les plus vivaces, étaient ceux de ces chevauchées avec son père. Mais lorsqu’ils étaient accroupis sur la neige damée autour du feu sur lequel bouillait le café, ils allumaient la radio et entendaient parler de la jihad qui ravageait le Sin-Kiang, repoussant les Han vers l’est, et des premiers ravages du terrorisme nanotechnologique en Europe de l’Est. Son père n’eut pas besoin de dire à Carl que leur communauté était rapidement en train de se muer en parc à thème historique et que, d’ici peu, ils devraient troquer les patrouilles montées contre des systèmes de défense plus au goût du jour.

Même après qu’on eut procédé à ces innovations et que la communauté eut pratiquement rejoint la Première République distribuée, Carl et ses père et grand-père avaient continué de vivre à l’ancienne, chasser l’élan, se chauffer avec des poêles à bois et veiller tard dans la nuit derrière leur écran pour bidouiller des lignes de code en langage assembleur. Leur foyer était purement masculin (la mère de Carl était morte dans un accident de rafting quand il avait neuf ans), et Carl avait fui sitôt qu’il en avait eu l’occasion pour se rendre à San Francisco, à New York et enfin à Londres, mettre ses talents au service des productions théâtrales. Mais plus il prenait de l’âge, et plus il comprenait à quel point il restait enraciné dans l’endroit qui l’avait vu grandir, et jamais il ne l’avait ressenti aussi intensément qu’en parcourant les rues bondées de Shanghai sous l’orage, tirant sur son gros cigare et regardant la pluie goutter du rebord de son chapeau. Les sensations les plus intenses et les plus vivaces de toute sa vie avaient inondé son jeune esprit sans défense lors de sa première patrouille à l’aube, quand il avait pris conscience que les desperados étaient tapis dans les parages. Il n’avait cessé de retourner ces souvenirs par la suite, en cherchant à retrouver la même pureté, la même intensité des sensations, ou en tâchant d’amener ses racteurs à l’éprouver eux-mêmes. Et aujourd’hui, pour la première fois depuis trente ans, il ressentait la même chose, cette fois dans les rues de Shanghai, enfiévrées et palpitantes au seuil d’une rébellion dynamique, comme les artères d’un vieillard sur le point de connaître son premier orgasme depuis des années.

Il ne fit que passer à l’hôtel, poser ses affaires, garnir ses poches de manteau d’un calepin, d’un stylo-plume, d’un étui en argent rempli de cigares comme un chargeur de munitions et de plusieurs minuscules boîtiers de nanobidules divers qui pourraient toujours lui servir à rajuster le fonctionnement de son cerveau et de son organisme. Il prit également une lourde canne de marche, une vraie baguette de sorcier bourrée d’aérostats de sécurité capables de le ramener à son hôtel en cas d’émeute. Puis il redescendit dans la rue, jouant des coudes pour parcourir les quinze cents mètres jusqu’à une maison de thé où il avait passé tant de longues nuits, du temps où il exerçait au Parnasse. La vieille Mme Kwan l’accueillit chaleureusement avec force courbettes, puis elle le conduisit à sa table de prédilection, à l’angle de la salle, d’où il pouvait surveiller l’intersection de la route de Nankin et d’une ruelle étroite encombrée de minuscules étals de marché. Tout ce qu’il en voyait pour l’instant, c’étaient le dos et les fesses des passants, plaqués contre la vitre par la pression de la cohue. Il commanda une grande théière de son thé vert favori, la variété la plus chère, cueillie en avril quand les feuilles sont encore jeunes et tendres, puis il étala sur la table ses feuilles de calepin. Cette maison de thé était totalement intégrée au réseau de communication mondial, aussi les pages se connectèrent-elles automatiquement. Sous ses ordres murmurés à voix basse, elles commencèrent à se garnir de colonnes de texte animé et de fenêtres remplies d’images et de ciné-séquences. Il but sa première gorgée de thé – toujours la meilleure – sortit de sa poche le gros stylo-plume, ôta son capuchon et se mit à rédiger des commandes sur la page, sous forme de mots et de dessins. Sitôt inscrits, les ordres se réalisaient devant lui, et dès qu’il reliait d’un trait les cases et les cercles, des liens s’établissaient et l’information circulait.

Au bas de la page, il écrivit le mot MIRANDA et l’entoura d’un cercle. Il n’était pour l’instant encore connecté à rien d’autre sur le diagramme. Il espérait bien que cela changerait d’ici peu. Carl Hollywood plancha sur ses papiers jusqu’à une heure fort avancée, et Mme Kwan continuait de remplir sa théière, de lui apporter des biscuits et de décorer le bord de sa table de bougies tandis que le soir tombait et que la nuit envahissait la salle, car elle se souvenait qu’il aimait travailler à la chandelle. Dehors, séparés de lui par un petit centimètre et demi de diamant treillissé, les Chinois le regardaient, leurs nez faisaient de blanches ellipses contre la vitre, et, à la lueur de la bougie, leurs visages luisaient comme des pêches mûres sous un feuillage sombre et luxuriant.

Les Hackworth en transit, puis à Londres ; l’East End ; une traversée remarquable ; Dramatis Personæ ; une soirée au théâtre

De lisses nuages arctiques au grain serré ondulaient doucement comme des congères dans le lointain, au-dessus d’une étendue de milliers de kilomètres, plate comme une cour en ciment, éclairée mais sans être chauffée par un soleil bas couleur d’abricot qui ne se couchait jamais. Étendue sur le ventre dans la couchette supérieure, Fiona regardait par le hublot et regardait sa respiration se condenser sur la vitre avant de s’évaporer dans l’air desséché.

« Père ? » murmura-t-elle, pour voir s’il était éveillé.

Non, mais il se réveilla tout de suite, comme au sortir d’un de ces rêves qui affleurent à la surface de la conscience, tel un aéronef rasant le sommet des nuages. « Oui ?

— Qui est l’Alchimiste ? Pourquoi le recherches-tu ?

— J’aimerais mieux ne pas avoir à t’expliquer pourquoi je le recherche. Disons que j’ai contracté des obligations qu’il convient de remplir. » La seconde partie de la question semblait préoccuper son père plus qu’elle ne l’avait envisagé, et sa voix était empreinte de regrets.

« Qui est-ce ? insista-t-elle doucement.

— Oh. Eh bien, ma chérie, si je le savais, je l’aurais trouvé.

— Père !

— Quel genre d’individu est-ce, c’est ce que tu me demandes ? On ne m’a guère fourni d’indices, malheureusement. J’ai essayé de tirer un certain nombre de déductions à partir des individus qui le recherchent, et de l’individu que moi-même je suis.