— Pardonne-moi, Père, mais quel rapport y a-t-il entre ta nature et celle de l’Alchimiste ?
— Certaines personnes bien informées sont parvenues à la conclusion que j’étais le mieux situé pour retrouver cet individu, même si je n’y connais rien en matière de criminalité, d’espionnage et ainsi de suite. Je ne suis jamais qu’un ingénieur en nanotechnologie.
— Ce n’est pas vrai. Père ! Tu es tellement plus que ça. Tu connais tant d’histoires – tu m’en as tant raconté quand tu n’étais pas là, souviens-toi…
— Je suppose que tu as raison, concéda-t-il, avec un curieux manque d’assurance.
« Et j’en lisais tous les soirs. Et même si c’étaient des histoires de fées, de pirates, de djinns et ainsi de suite, j’arrivais toujours à déceler ta présence derrière. Comme le marionnettiste qui tire les ficelles et donne à ses personnages voix et personnalité. Alors, j’estime que tu es plus qu’un ingénieur. Simplement, il te faut un livre magique pour l’exprimer.
— Ma foi…je n’avais pas envisagé la chose sous cet angle », dit son père, d’une voix soudain attendrie. Elle résista à la tentation de se pencher par-dessus le bord du lit pour regarder le visage de son père, car cela l’aurait plongé dans l’embarras. Au lieu de cela, elle se blottit dans sa couchette et ferma les yeux.
« Quoi que tu puisses penser de moi, Fiona – et j’avoue être agréablement surpris que tu me voies sous un jour aussi favorable –, pour ceux qui m’ont confié cette mission, je reste un ingénieur. Sans faire preuve d’arrogance, je pourrais ajouter que j’ai progressé rapidement dans ce domaine pour atteindre un poste de responsabilité non négligeable. Comme c’est la seule caractéristique qui me distingue des autres, ce ne peut être que l’unique raison qui m’a fait choisir pour retrouver l’Alchimiste. D’où j’en déduis que l’Alchimiste est lui-même un chercheur de pointe en nanotechnologie, apparemment occupé à mettre au point un produit intéressant bon nombre de Puissances.
— Tu parles de la Graine ? »
Il resta silencieux quelques instants. Quand il reparla, ce fut d’une voix crispée, aiguë. « La Graine. Comment es-tu au courant ?
— C’est toi qui m’en as parlé, Père. Tu m’as dit que c’était quelque chose de dangereux, et que l’Application du Protocole ne devait pas la laisser créer. Sans compter que…
— Sans compter quoi ? »
Elle faillit lui rappeler que ses propres rêves étaient depuis des années remplis de graines, et que toutes les histoires qu’elle avait vues dans le Manuel en étaient gorgées : graines qui poussaient dans les châteaux ; dents de dragon qui, une fois semées, engendraient des soldats ; graines qui germaient pour donner des fèves géantes ouvrant sur des univers alternatifs situés dans les nuages ; et graines que de vieilles sorcières offraient à des couples infertiles et qui donnaient des plantes aux gousses protubérantes abritant des bébés pleins de vigueur et de joie.
Mais elle sentait bien que si elle évoquait directement la chose, il lui refermerait au nez cette porte d’acier, qui venait tout juste de s’entrouvrir, bien tentante.
Elle se risqua : « Pourquoi selon toi les Graines sont-elles aussi intéressantes ?
— Elles sont intéressantes au même titre qu’un becher rempli de nitroglycérine. C’est une technologie subversive. Tu ne dois plus parler de la Graine, Fiona – des agents de CryptNet pourraient être n’importe où, espionnant notre conversation. »
Fiona soupira. Quand son père parlait librement, elle retrouvait l’homme qui lui avait conté les histoires. Mais dès qu’on abordait certains sujets, il se refermait pour redevenir un gentleman victorien comme un autre. C’était crispant. Mais elle sentait à quel point la même caractéristique, chez un autre homme que son père, pouvait être attirante. C’était une faiblesse si insigne que ni elle ni aucune femme ne pouvait résister à la tentation de l’exploiter – suggestion malicieuse et par conséquent séduisante qui devait accaparer les pensées de Fiona au cours des jours suivants, alors qu’ils avaient l’occasion de rencontrer d’autres membres de leur tribu à Londres.
Après un dîner rapide – bière et pâtisseries – dans un pub à l’orée de la City, ils franchirent le Pont de la Tour, traversèrent la mince couche d’un quartier chic en cours d’aménagement sur la rive droite du fleuve et pénétrèrent dans Southwark. Comme dans les autres districts atlantéens de Londres, on avait inséré les lignes d’Alim dans l’armature du site : elles se glissaient à l’intérieur des tunnels de service, s’accrochaient sous les arches gluantes des ponts et s’insinuaient dans les bâtiments par de minces orifices percés dans les fondations. Les petites maisons anciennes, les appartements exigus de ce quartier jadis déshérité avaient été presque tous réaménagés en pied-à-terre pour de jeunes Atlantéens issus de toute l’Anglosphère, pauvres en capitaux mais riches d’espérance, venus dans la grande métropole pour faire fructifier leur carrière. Les commerces installés aux rez-de-chaussée étaient en majorité des pubs, des cafés et des salles de spectacle. Tandis que père et fille progressaient vers l’est, à peu près parallèlement au fleuve, le lustre si manifeste aux abords du pont commença à s’étioler par plaques, et le caractère ancien du quartier ressortit peu à peu, comme les os des phalanges révèlent leur anatomie sous la peau tendue d’un poing refermé. De larges zones béantes s’ouvraient entre les programmes immobiliers des berges, leur offrant une vue sur les quartiers de l’autre rive, où la nappe de brume vespérale était déjà éclaboussée par les taches aux teintes sucrées et carcinogènes des grands médiatrons.
Fiona Hackworth remarqua dans l’air un scintillement qui se résolvait en une constellation dès qu’elle plissait les paupières pour accommoder. Une pointe d’aiguille de lumière verte, un infinitésimal éclat d’émeraude lui effleura la cornée, s’épanchant en un nuage lumineux. En deux battements de cils, il avait disparu. Tôt ou tard, celui-ci, comme tant d’autres, finirait par s’accumuler au pli des paupières, donnant à son regard une apparence grotesque. Elle sortit de sa manche un mouchoir et s’essuya les yeux. La présence d’une telle quantité de mites à émetteur lidar lui suggéra qu’ils avaient dû, depuis plusieurs minutes, pénétrer dans une vaste nappe de brouillard sans vraiment s’en rendre compte ; l’humidité du fleuve se condensait autour de ces gardes-frontières microscopiques. De vagues éclairs colorés illuminaient l’écran de brume devant eux, découpant la silhouette d’une colonne de pierre plantée au milieu de la route – ailes de griffon, corne de licorne – tranchant en noir sur un cosmos blafard. Un agent de police se tenait près du fronton, gardant symboliquement la barrière. Il salua de la tête les Hackworth et grommela sous sa mentonnière un vague commentaire bourru mais poli, au moment où père et fille quittaient la Nouvelle-Atlantis pour pénétrer dans une clave criarde et pleine de thètes rustauds qui se bousculaient en chantant à l’entrée des pubs. Fiona avisa un vieux drapeau britannique, puis marqua une pause en réalisant que les barres de la croix de Saint-André avaient été agrémentées d’étoiles, comme l’étendard de bataille des Sudistes. Elle fit accélérer sa chevaline pour venir se porter presque à la hauteur de son père.
Bientôt la cité devint plus sombre et plus calme – mais la foule restait toujours aussi dense – et ils longèrent plusieurs pâtés de maisons devant lesquels ils ne virent que des hommes bruns à moustache et des femmes réduites à l’aspect de colonnes d’étoffe noire. Puis Fiona perçut une odeur d’ail et d’anis, et ils traversèrent sur une brève distance le territoire vietnamien. Elle se serait volontiers arrêtée à une échoppe au bord du trottoir pour manger un bol de pho, mais son père ne ralentit pas, suivant le jusant qui redescendait la Tamise et, au bout de quelques minutes, ils avaient retrouvé la berge que longeaient d’antiques entrepôts de brique – catégorie d’ouvrages si obsolètes aujourd’hui qu’ils défiaient l’explication – reconvertis en bureaux.