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Un embarcadère s’avançait sur le fleuve, oscillant au gré des marées, relié au quai de granité par une passerelle articulée. Un bâtiment noir et délabré y était amarré, sans la moindre lumière, seulement visible par son ombre noire se détachant des eaux gris fusain. Sitôt que les chevalines se furent immobilisées et que les Hackworth furent descendus, ils purent déceler des voix venant d’en bas.

John Hackworth sortit des billets de sa poche de poitrine et leur demanda de s’illuminer ; mais ils étaient imprimés sur un papier démodé qui ne contenait aucune source d’énergie propre, si bien qu’il dut recourir à la microtorche suspendue à sa chaîne de montre. Apparemment rassurés sur leur destination, il offrit son bras à Fiona et l’aida à emprunter la passerelle pour rejoindre l’embarcadère. Une minuscule lanterne dansait dans leur direction et se résolut bientôt en un Antillais, chaussé de lunettes sans monture et portant une antique lampe-tempête. Fiona le dévisagea tandis que ses yeux énormes, jaunis comme d’antiques boules de billard, épluchaient leurs billets. Sa peau somptueuse et chaude luisait à la lueur de la flamme, et il émanait de lui une discrète senteur d’agrume mêlée d’une odeur plus sombre et moins doucereuse. Lorsqu’il eut terminé son inspection, il releva la tête, mais son regard ignora les Hackworth pour se perdre dans le lointain, puis il tourna les talons et s’éloigna à grands pas. John Hackworth resta interdit quelques instants, attendant d’éventuelles instructions, puis il se redressa, effaça les épaules et, précédant sa fille, s’avança sur l’embarcadère pour rejoindre le bateau.

Celui-ci faisait huit à dix mètres de long. Il n’y avait aucune passerelle d’embarquement, et ceux qui étaient déjà montés durent se pencher et les agripper par les bras pour les hisser à bord, un manquement aux usages compassés qui survint si rapidement qu’ils n’eurent pas le temps d’en concevoir de la gêne.

Le bateau se ramenait en gros à une grosse baignoire plate, guère plus qu’un radeau de survie, avec quelques instruments à la proue, et fixé au tableau arrière, un quelconque système de propulsion moderne et donc d’une taille négligeable. Une fois que leurs yeux se furent accoutumés à la pénombre, ils purent, en scrutant le brouillard, aviser une petite douzaine d’autres passagers alignés sur le plat-bord, assis de manière à ne pas être éclaboussés par le sillage des bâtiments croiseurs. Constatant la sagesse de cette option, John conduisit Fiona vers le seul espace encore libre, et ils s’installèrent entre deux autres groupes : un trio de jeunes Nippons s’entraînant mutuellement à tirer sur des cigarettes, et un couple aux vêtements bohèmes mais luxueux, sirotant d’imposants bidons de bière et devisant avec un accent canadien.

De l’embarcadère, l’Antillais coupa les amarres et sauta à bord. Un autre employé avait pris la barre pour accélérer doucement dans le sens du courant, coupant les gaz au moment où ils allaient croiser le sillage d’une autre embarcation. Quand le bateau entra dans le chenal principal et prit de la vitesse, le temps fraîchit soudain, et tous les passagers murmurèrent pour demander plus de chaleur à leurs vêtements thermogènes. L’Antillais fit la tournée, traînant derrière lui une lourde caisse pleine de boîtes de bière blonde et de fillettes de pinot noir. Les conversations s’interrompirent quelques minutes tandis que les passagers, tous poussés par le même instinct originel, tournaient leur visage vers la brise et se relaxaient pour goûter le doux clapotis des vagues contre la coque.

La traversée prit presque une heure. Au bout de quelques minutes, les conversations reprirent, la plupart des passagers restant avec leur petit groupe. La caisse de rafraîchissements circula de nouveau. John Hackworth commença à réaliser, à quelques détails subtils, que l’un des jeunes Nippons était bien plus imbibé qu’il ne le laissait paraître et qu’il avait dû sans doute passer quelques heures dans un pub des quais avant de monter à bord. Il se servait chaque fois que la caisse de boissons passait devant lui et, au bout peut-être d’une demi-heure de trajet, il se leva tant bien que mal, se pencha par-dessus le bastingage et vomit. John se retourna vers sa fille avec un sourire narquois. Le bateau prit par le travers une vague invisible et roula dans le creux. Hackworth agrippa la main-courante, puis le bras de sa fille.

Fiona poussa un cri. Elle regardait les jeunes Nippons par-dessus l’épaule de son père. John se retourna et découvrit qu’ils n’étaient plus que deux : le malade avait disparu, et les deux autres s’étaient jetés à plat ventre sur le plat-bord, les bras tendus, leurs doigts scintillant comme des rayons blancs dans l’eau noire. John sentit le bras de Fiona se dégager, et il se tourna juste à temps pour la voir sauter dans l’eau.

Tout était terminé avant qu’il ait eu vraiment l’occasion d’avoir peur. L’équipage réagit avec une promptitude et une efficacité qui amenèrent Hackworth à soupçonner que le Nippon était en fait un acteur et tout cet incident un coup monté de la production. L’Antillais jura et leur cria de tenir bon, d’une voix claire et puissante comme un violoncelle Stradivarius, une voix de scène. Il renversa la glacière, vidant sur le pont toute la bière et le vin, puis en verrouilla le couvercle avant de la balancer par-dessus le tableau arrière, en guise de bouée de sauvetage. Dans le même temps, le pilote avait viré de bord pour tourner en rond. Plusieurs passagers, dont Hackworth, avaient allumé des microtorches et braqué leur faisceau sur Fiona, dont les jupes s’étaient gonflées quand elle avait sauté les pieds devant, et l’entouraient maintenant comme un radeau de fleurs. D’une main, elle tenait le jeune Nippon par le col, et de l’autre, la poignée de la glacière. Elle n’avait ni la force ni la flottabilité pour maintenir le jeune homme hors de l’eau, aussi l’un et l’autre étaient-ils régulièrement submergés par les vagues roulant dans l’estuaire.

L’homme aux nattes rasta hissa en premier Fiona et la confia à son père. Les microtissus constituant ses vêtements – ces innombrables mites reliées au coude à coude en un réseau bidimensionnel – s’attelèrent aussitôt à la tâche d’évacuer l’eau piégée dans les interstices de l’étoffe. Fiona se retrouva drapée dans un voile sinueux de brume qui flamboyait en interceptant la lumière des torches. Ses épais cheveux roux étaient libérés du confinement de son chapeau arraché par les vagues, et ils retombaient autour d’elle comme une cape de feu.

Elle fixait avec un air de défi son père, dont les sécrétions d’adrénaline avaient visiblement fini par se jeter dans la mêlée endocrine : au spectacle de sa fille en pareille posture, il avait l’impression qu’on faisait remonter inexorablement un bloc de glace de cinquante kilos le long de sa colonne vertébrale. Quand la sensation atteignit son bulbe rachidien, il tituba et dut presque s’asseoir. Elle s’était comme jetée à travers une barrière invisible et inconnue pour devenir une créature surnaturelle, naïade surgie des flots, toute drapée de vapeur et de feu. Dans quelque recoin de son esprit rationnel qui n’avait désormais plus voix au chapitre, Hackworth se demanda si Dramatis Personæ (car tel était le nom de la troupe qui montait ce spectacle) avait introduit des nanosites dans son système nerveux et, si oui, quels étaient au juste leurs effets sur son mental.