L’eau ruisselait des jupes de Fiona pour courir entre les planches, et bientôt elle était à nouveau sèche, visage et cheveux exceptés. Elle s’essuya d’un revers de manche, dédaignant le mouchoir tendu par son père. Aucun mot ne fut échangé entre eux, nulle étreinte, comme si Fiona était dorénavant consciente de l’impact qu’elle avait sur son géniteur comme sur tous les autres – une faculté, supposait Hackworth, qui devait être extrêmement pénétrante chez les jeunes filles de seize ans. Entre-temps, le jeune Nippon avait à peu près fini de cracher l’eau de ses poumons et il cherchait son souffle avec des halètements pitoyables. Sitôt que ses voies aériennes furent dégagées, il se mit à parler longuement d’une voix rauque. L’un de ses compagnons traduisit. « Il dit que nous ne sommes pas seuls – que l’eau est remplie d’esprits – qu’ils lui ont parlé. Il les a suivis sous les ondes. Mais sentant que son âme était sur le point de quitter son corps, il a pris peur et a nagé vers la surface où il fut sauvé par la jeune femme. Il ajoute que les esprits parlent à chacun de nous et que nous devons les écouter ! »
Inutile de dire que c’était fort embarrassant, aussi tous les passagers éteignirent-ils leurs torches en tournant le dos à leur compagnon éprouvé. Mais quand les yeux d’Hackworth se furent réhabitués à l’obscurité, il jeta un nouveau coup d’œil à l’homme et vit que les parties visibles de son épiderme s’étaient mises à irradier d’une lueur colorée.
Puis il regarda Fiona et vit qu’un bandeau de lumière blanche lui enserrait la tête comme une tiare, assez brillante pour filtrer en rouge au travers de sa chevelure, et portant une pierre précieuse dans l’axe du front. Hackworth avisa ce spectacle en gardant ses distances, ayant déjà compris qu’elle voulait dorénavant se libérer de son influence.
De larges lumières traînaient au ras des flots, dessinant la silhouette de vastes bâtiments qui n’arrêtaient pas de se dépasser, au gré des changements de parallaxe dus à la progression régulière de leur embarcation. Ils étaient parvenus non loin de l’embouchure de l’estuaire en un point à l’écart des chenaux de circulation habituels, où les navires venaient mouiller dans l’attente des retournements de marée, de vent… ou des marchés. Une constellation lumineuse demeurait immobile, se contentant de grandir à mesure qu’ils en approchaient. Se fondant sur les ombres et examinant les jeux de lumière plaqués sur les eaux par le bâtiment, Hackworth conclut que les faisceaux lumineux étaient délibérément braqués sur leurs visages, de sorte qu’ils ne pouvaient émettre aucun jugement sur la nature de leur source.
La brume se concrétisa lentement en un mur de rouille, si lisse et vaste qu’il aurait aussi bien pu se trouver à dix comme à cent pieds de distance. Le timonier attendit jusqu’à ce qu’ils soient sur le point de l’éperonner, puis il coupa les moteurs. Le radeau perdit instantanément de la vitesse et vint caresser la coque du grand vaisseau. Des chaînes visqueuses et dégoulinantes descendirent du firmament, divergeant sous les yeux d’Hackworth comme des rayons émanant de quelque demi-dieu de l’industrie lourde, messagers de ferraille cliquetante que l’équipage, la tête rejetée en arrière dans une pose extatique, la gorge exposée à cette bizarre révélation, reçut en son sein. Les hommes arrimèrent les chaînes aux anneaux métalliques insérés dans le plancher du bateau. Ainsi entravé, le bateau s’éleva hors des flots pour grimper le long de la muraille de rouille, vision fugitive et vertigineuse dans l’infini de la brume. Soudain, apparut une main-courante, derrière, un pont découvert et, çà et là, les îlots de lumière de quelques braseros rouge cigare ponctuant l’espace. Le pont glissa sous eux, puis grandit pour accueillir la coque de leur frêle esquif. Quand ils débarquèrent, ils purent noter des canots identiques répartis sur le pont.
« Douteuse » était une litote pour décrire la réputation de Dramatis Personæ dans les quartiers néo-atlantéens de Londres, mais c’était l’adjectif qui revenait néanmoins toujours prononcé dans un demi-murmure, avec force haussements de sourcils jusqu’à la racine des cheveux et coups d’œil entendus en douce. Hackworth avait rapidement compris qu’on pouvait se faire une mauvaise réputation, rien qu’en ayant eu vent de l’existence de ce groupe – et, dans le même temps, il était manifeste que presque tout le monde en avait entendu parler. Alors, plutôt que se voir encore éclaboussé d’opprobre, il était allé chercher les billets auprès d’autres tribus.
Après tout, cela ne le surprenait pas le moins du monde de voir que la plupart des autres spectateurs étaient des compatriotes victoriens, et pas seulement des célibataires venus s’encanailler pour la nuit, mais des couples ostensiblement respectables, qui déambulaient sur les ponts en haut de forme et voilette.
Fiona bondit du canot, avant même qu’il ait touché le pont, et disparut. Elle avait reconfiguré sa robe, troquant le motif à fleurs en indienne contre un blanc tout simple, avant de s’éclipser dans le noir, sa tiare intégrée scintillant comme une auréole. Hackworth fit lentement un tour du pont, en observant le manège de ses compagnons de tribu pour tenter de résoudre le problème suivant : s’approcher suffisamment d’un autre couple pour le reconnaître, sans toutefois s’en approcher au point qu’il puisse vous reconnaître à son tour. De temps à autre, des couples se reconnaissaient simultanément, ce qui les obligeait à dire quelque chose : les dames gloussaient malicieusement, et les messieurs émettaient un rire de gorge en se traitant mutuellement de canailles, des mots qui rebondissaient sur les planches du pont pour aller se perdre dans le brouillard comme des flèches tirées contre une balle de coton.
Une espèce de musique amplifiée émanait des compartiments des niveaux inférieurs ; de puissants accords atonaux traversaient le pont comme des perturbations sismiques. Le bâtiment était un cargo de vrac, pour l’heure vide, et qui dansait sur l’eau avec une facilité déconcertante pour une telle masse.
Hackworth était seul et isolé de toute humanité, un sentiment auquel il avait fini par s’accoutumer, comme à un ami d’enfance vivant au voisinage. Il avait trouvé Gwen comme par miracle et, durant quelques années, il avait perdu de vue cette vieille amie appelée solitude, mais voilà qu’ils s’étaient retrouvés pour cette petite balade, agréable et familière. Un bar improvisé à mi-pont avait attiré une douzaine de chalands, mais Hackworth savait qu’il ne pourrait pas se joindre à leur compagnie. Il était, de naissance, dépourvu de la capacité à se fondre et à se lier aux autres, comme certains, de naissance, sont dépourvus de mains.
« On reste au-dessus de tout ça ? dit une voix. Ou plutôt à l’écart, peut-être ? »
C’était un homme en costume de Clown. Hackworth y reconnut, vaguement, le symbole publicitaire d’une ancienne chaîne de restauration rapide américaine. Mais son costume était visiblement mal utilisé, comme si c’était l’unique vêtement d’un réfugié. Il était entièrement recouvert d’un damier de pièces en chintz, soie de Chine, cuir noir clouté, tissu rayé gris foncé, et toile de camouflage. Le Clown portait un maquillage intégral – son visage scintillait, évoquant ces jouets du siècle précédent en plastique moulé par injection, dotés d’une ampoule électrique à l’intérieur de la tête. C’était déroutant de le voir parler : on avait l’impression de contempler l’animation tomographique d’un homme en train de déglutir.
« Alors, vous en êtes ? Ou vous y êtes simplement ? » dit le Clown, en jetant sur Hackworth un regard rempli d’expectative.
Sitôt qu’Hackworth avait réalisé, depuis déjà plusieurs minutes, que ce spectacle de Dramatis Personæ allait relever du théâtre participatif, il avait redouté cet instant : celui de sa première réplique. « Veuillez m’excuser, dit-il d’une voix crispée et pas franchement assurée, ce n’est pas mon milieu.