— Ça, putain, c’est bougrement certain, dit le Clown. Passez ça », poursuivit-il en sortant quelque chose de sa poche. Il tendit le bras vers Hackworth qui se trouvait à deux ou trois mètres de lui – mais, horrible spectacle, sa main se détacha du bras pour s’envoler, le gant blanc noirci de suie évoquant une boule de neige sale traversant selon une trajectoire elliptique l’orbite des planètes intérieures. Il vint lui fourrer un objet dans sa poche de poitrine, puis se retira ; mais, sous les yeux d’Hackworth, la main décrivit un brusque huit dans l’espace avant de venir se recoller au moignon d’avant-bras. Hackworth comprit alors que le Clown était mécanique. « Mettez-les et soyez vous-même, môssieur le grand couillon de technocrate rationaliste méta-hautain, le genre loup des steppes perplexe, solitaire et aliéné. » Le personnage tourna les talons pour repartir ; ses chaussures de Clown à claquettes étaient équipées d’une sorte de dispositif à semelles pivotantes, de sorte que, lorsqu’il tourna les talons, il le fit au sens propre et décrivit même plusieurs rotations complètes avant de s’immobiliser, le dos tourné à Hackworth. « Révolutionnaire, non ? » lança-t-il, en filant comme le vent.
L’objet dans la poche d’Hackworth était une paire de lunettes de soleil foncées, aux verres panoramiques, avec un traitement de surface arc-en-ciel, le genre d’accessoire qu’on aurait vu porter, quelques dizaines d’années plus tôt, par un flic rebelle à pistolet Magnum, héros d’une série télé prématurément déprogrammée. Hackworth les déplia et fit glisser précautionneusement sur ses tempes les branches polies. Comme les lentilles approchaient de ses yeux, il vit qu’elles émettaient de la lumière : c’étaient des phénoménoscopes. Même si dans ce contexte, le terme phantascope eût été plus approprié. L’image grandit pour emplir son champ visuel, mais ne devenait nette que s’il chaussait complètement les montures ; il accepta donc à contrecœur de se plonger dans l’hallucination jusqu’à la fin de la séquence, mais voilà que les branches, comme prises d’une vie propre, s’étirèrent derrière ses oreilles pour lui enserrer la nuque comme un élastique qui claque, se rejoignant pour former un bandeau inviolable. « Libération », dit Hackworth, avant de parcourir toute la litanie des commandes d’irvu standardisées. Rien n’y fit : les lunettes refusaient de lui lâcher la tête. Finalement, un cône de lumière transperça l’espace, plongeant d’un point élevé situé derrière lui, pour venir éclabousser une scène. Des rampes de projecteurs s’allumèrent, et un homme en haut de forme émergea de derrière un rideau. « Bienvenue à votre spectacle, lança-t-il. Vous pouvez à tout moment ôter les lunettes en obtenant une ovation debout d’au moins quatre-vingt-dix pour cent du public. » Puis lumières et rideau s’évanouirent, et Hackworth se retrouva avec ce qu’il avait déjà vu : en gros, renforcée par un dispositif cybernétique de vision nocturne, l’image du pont du navire.
Il testa plusieurs autres commandes. La majorité des phénoménoscopes disposaient d’un mode transparent, ou du moins translucide, qui permettait à l’utilisateur de discerner ce qui était vraiment là. Mais celles-ci restaient obstinément opaques et ne lui présentaient qu’un rendu médiatronique de la scène. La foule bavarde des spectateurs était représentée par des silhouettes fil de fer schématisées à outrance, une technologie d’affichage abandonnée depuis au moins quatre-vingts ans et manifestement employée pour irriter Hackworth. Chaque personnage portait une grande pancarte accrochée sous la poitrine :
JARED MASON GRIFFIN III, 35 ans
(trop tard, pour devenir un personnage
intéressant comme toi !)
Neveu d’un Lord actionnaire portant le titre de comte
(n’es-tu pas jaloux ?)
Marié à la triste toupie qui est à sa droite
Ils se livrent à ces petites escapades
Pour échapper à leurs pauvres existences d’infirmes
(Et toi, que fais-tu ici ?)
Hackworth baissa les yeux pour essayer de déchiffrer sa propre pancarte, mais il ne pouvait converger dessus.
Quand il parcourait le pont, son point de vue se modifiait à mesure. Il disposait également d’une interface classique qui lui permettait de « survoler » le bateau ; Hackworth restait lui-même immobile, bien sûr, mais la perspective offerte par les lunettes perdait tout lien avec ses coordonnées réelles. Chaque fois qu’il recourait à ce mode, la légende suivante venait se superposer à son champ visuel, affichée en grosses lettres capitales rouges et clignotantes :
POINT DE VUE DIVIN DE JOHN PERCIVAL HACKWORTH
parfois accompagnées de l’image d’une espèce de magicien juché au sommet d’une montagne et scrutant un village peuplé de nains sordides. À cause de cet inconvénient, Hackworth évitait dans la mesure du possible de recourir à cette fonction. Mais à la faveur de sa reconnaissance initiale, il découvrit deux ou trois choses intéressantes.
Pour commencer, le Nippon passé par-dessus bord après son malaise avait rencontré, par une remarquable coïncidence, un groupe d’autres personnes qui étaient également tombées de leur canot avant d’arriver ici et qui, après leur sauvetage, s’étaient elles aussi mises à émettre une lumière colorée et avoir des visions qu’elles tenaient absolument à présenter à leur entourage. Tous ces individus formaient une belle cacophonie, criant en chœur pour décrire des visions qui semblaient plus ou moins reliées – comme s’ils venaient tous de s’éveiller du même rêve et se montraient tous aussi maladroits à le décrire. Ils restaient groupés malgré leurs différences, attirés par la même mystérieuse force d’attraction qui poussait les doux dingues harangueurs à poser leurs caisses à savon côte à côte, au même coin de rue. Peu après qu’Hackworth eut zoomé sur eux avec ses lunettes phénoménoscopiques, ils se mirent à délirer sur le thème d’un œil géant qui les scruterait du haut des cieux, avec la peau noire de ses paupières toutes piquetées d’étoiles.
Hackworth s’éclipsa discrètement pour se concentrer sur un autre vaste rassemblement : deux douzaines d’autres individus un peu plus âgés, le genre actif, mince et en forme, chandail de tennis jeté négligemment sur les épaules, et chaussures de marche lacées fermement (quoique pas trop serrées), en train de débarquer d’un petit aéronef qui venait de s’amarrer sur l’ancienne zone d’atterrissage pour hélicos aménagée à l’arrière du navire. L’aéronef possédait de nombreux hublots et il était décoré de guirlandes de publicités médiatroniques pour des visites guidées de Londres vu des airs. Sitôt descendus, les touristes avaient tendance à s’immobiliser sur place, de sorte qu’un sérieux engorgement se formait en permanence. Ils devaient être aiguillonnés vers les ténèbres extérieures par leur guide touristique, une jeune actrice attifée d’une tenue de diable, avec trident et cornes rouges clignotantes.
« Alors, c’est ça, Whitechapel ? » lança à la cantonade un des touristes, dans le brouillard. Il avait un accent américain. Ces gens étaient évidemment membres de la tribu d’Heartland, phyle prospère proche de la Nouvelle-Atlantis qui avait absorbé en masse les Blancs cultivés, sains, responsables, des classes moyennes du Midwest. Surprenant leurs conversations furtives, Hackworth devina que ces touristes avaient dû être ramassés à l’Holiday Inn de Kensington, appâtés par la promesse d’un tour de Whitechapel sur les traces de Jack l’Éventreur. Il put ainsi entendre la guide diabolique expliquer que l’ivrogne qui pilotait leur aéronef les avait débarqués par erreur sur un théâtre flottant et qu’ils pouvaient librement profiter du spectacle qui justement n’allait pas tarder à commencer ; une représentation gratuite de Cats, la comédie musicale la plus longtemps jouée de toute l’histoire du théâtre, et que la plupart avaient d’ailleurs déjà vue lors de leur première soirée à Londres.