Lorgnant toujours au travers des sous-titres en capitales écarlates et railleuses, Hackworth scruta rapidement les ponts inférieurs. La coque d’origine était divisée en une douzaine de compartiments caverneux. Quatre avaient été aménagés en une vaste salle de théâtre ; quatre autres tenaient lieu de scène et de coulisses. Hackworth localisa sa fille à cet endroit. Juchée sur un trône de lumière, elle était en train de répéter son texte. Apparemment, on l’avait déjà engagée pour l’un des premiers rôles.
« Je ne veux pas que tu me surveilles comme ça », dit-elle avant de disparaître de l’écran d’Hackworth dans un éclair de lumière.
La corne de brume du navire retentit. Un son que reprirent, en échos sporadiques, les autres bâtiments croisant dans les parages. Hackworth reprit sa vision naturelle du pont juste à temps pour voir un délire flamboyant se ruer sur lui : encore le Clown, qui avait apparemment le pouvoir bien particulier de traverser l’affichage d’Hackworth comme un phantasme. « Vous comptez peut-être veiller ici et passer la nuit à estimer la distance des autres navires en mesurant les échos ? Ou puis-je vous indiquer votre place ? »
Hackworth décida que le mieux encore était de ne pas se braquer. « Je vous en prie, faites.
— Eh bien, c’est ici », dit le Clown, en indiquant d’un gant maculé une bête banquette en bois installée devant eux sur le pont. Hackworth n’arrivait pas à croire qu’elle soit vraiment là, car il ne l’avait pas vue auparavant. Mais, avec ces lunettes, il n’aurait su dire.
Il s’avança, de la démarche de celui qui se dirige vers les toilettes dans une salle inconnue et mal éclairée : genoux fléchis, mains tendues, avançant le pied avec précaution pour ne pas s’érafler les tibias ou les orteils contre un obstacle. Le Clown s’était mis à l’écart pour l’observer avec dédain. « C’est comme ça que vous comptez entrer dans votre rôle ? Vous croyez vous en tirer jusqu’au bout de la nuit à coup de raisonnements scientifiques ? Qu’est-ce qui va se passer quand vous allez enfin vous décider à croire à ce que vous voyez ? »
Hackworth trouva son siège à l’endroit précis que lui avait indiqué son écran d’affichage, mais ce n’était plus une simple banquette en bois : il était recouvert de mousse et muni d’accoudoirs. C’était comme un fauteuil de théâtre, mais quand il voulut tâter de chaque côté, il n’en trouva pas d’autre. Alors il rabattit l’assise et s’y laissa choir.
« Vous allez en avoir besoin », dit le Clown en lui plaquant dans la paume un objet tubulaire. Hackworth venait d’y reconnaître une espèce de torche, quand une violente commotion se produisit juste en dessous de lui. Ses pieds, qui jusqu’ici reposaient sur le caillebotis du pont ballaient maintenant dans le vide. En fait, il n’y avait pas que ses pieds : une trappe venait de s’ouvrir, béante, sous lui, et il était en train de tomber en chute libre. « Amusez-vous bien ! » lança le Clown, en inclinant son chapeau ; il l’observait depuis le bord d’un orifice carré dont la taille diminuait à toute vitesse. « Et tandis que vous vous précipitez vers le centre de la terre avec une accélération constante de neuf virgule huit mètres par seconde au carré, répondez donc à cette devinette : on peut simuler des sons, on peut simuler des images, on peut même simuler le vent vous fouettant le visage, mais comment diantre simule-t-on la sensation de chute libre ? »
Des pseudopodes avaient jailli de la mousse du siège pour lui envelopper la taille et le haut des cuisses. C’était heureux, car il s’était mis lentement à basculer en arrière pour se retrouver bientôt en train de dégringoler la tête la première, dépassant de grands nuages lumineux informes : une collection de vieux lustres que la troupe de Dramatis Personæ avait récupérés dans des immeubles en démolition. Le Clown avait raison : Hackworth était bel et bien en chute libre, une sensation qu’il n’était pas question de simuler avec des lunettes. S’il devait en croire ses yeux et ses oreilles, il plongeait droit vers le parterre du grand théâtre qu’il avait reconnu peu auparavant. Mais la salle n’était pas sillonnée de rangées régulières de fauteuils, comme celle d’un théâtre ordinaire. Les sièges étaient certes présents, mais semés au hasard. Et certains se déplaçaient.
Le parterre se précipitait toujours vers lui de plus en plus vite jusqu’au moment où, vraiment paniqué, Hackworth se mit à hurler. Alors, il ressentit à nouveau la gravité au moment où une force indéfinie commençait à le faire ralentir. Son fauteuil culbuta : il contemplait maintenant la constellation irrégulière de lustres, en même temps qu’il ressentait une brutale accélération de plusieurs G. Puis tout redevint normal. Le fauteuil pivota, de sorte qu’il se retrouva à l’horizontale, tandis que le phénoménoscope l’aveuglait d’un éclat d’une blancheur éblouissante. Les écouteurs lui déversaient du bruit blanc dans le crâne : mais quand il décrut, Hackworth se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un tonnerre d’applaudissements.
Il était incapable de distinguer quoi que ce soit jusqu’à ce que, à force de tâtonner avec l’interface, il réussisse à obtenir une vue moins schématique du théâtre. Cela lui permit alors de constater que la salle était presque à moitié remplie de spectateurs évoluant librement dans leurs fauteuils, qui semblaient motorisés, et que ces spectateurs étaient plusieurs dizaines à braquer leur torche sur lui, d’où l’éclat aveuglant. Il était l’attraction principale de la scène centrale. Il se demanda s’il était censé dire quelque chose. Une réplique vint défiler en travers de ses lunettes : Merci beaucoup, mesdames et messieurs, de me laisser ainsi vous tomber dessus à l’improviste… Nous vous avons concocté pour ce soir un grand spectacle…
Hackworth se demanda s’il était franchement obligé de lire cette phrase. Mais bientôt les torches se détournèrent, comme d’autres participants se mettaient à pleuvoir du plan astral des lustres. Les regardant dégringoler, Hackworth réalisa qu’il avait déjà vu un spectacle analogue dans les parcs d’attractions : ce n’était jamais que du saut à l’élastique. La seule différence était que ses verres avaient omis de lui révéler son propre élastique, histoire d’ajouter une pointe de frisson supplémentaire à l’expérience.
Les accoudoirs de son siège intégraient diverses commandes qui lui permirent d’évoluer dans la salle dont le plancher formait une cuvette fortement pentue vers le centre. Un piéton aurait eu du mal à s’y déplacer, mais la chaise était pourvue de puissants moteurs nanotechnologiques qui compensaient l’inclinaison.
C’était un théâtre en rond, sur le modèle du Globe. Le parterre conique était entouré d’un mur circulaire, percé çà et là d’ouvertures de tailles variées. Certaines étaient visiblement des bouches d’aération, d’autres les baies de loges ou de régies techniques, mais la plus vaste, et de loin, était une avant-scène qui occupait le quart de la circonférence et demeurait, pour l’heure, fermée par un rideau.
Hackworth nota que la partie centrale de la salle, en contrebas, était encore inoccupée. Il dirigea son fauteuil motorisé vers le bas de la pente et se retrouva soudain, avec un choc, enfoncé jusqu’à la taille dans une eau douloureusement glaciale. Il passa aussitôt la marche arrière mais le fauteuil ne répondait plus aux commandes. « En plein dans la flotte ! » s’écria le Clown ; sa voix résonnait, triomphante, comme s’il était tout près même si Hackworth ne pouvait pas le voir. Il réussit à détacher les fixations intégrées au siège et remonta tant bien que mal le plancher incliné, les jambes raidies de froid, empestant la marée. Il était évident que le tiers central du parterre plongeait en fait sous le niveau de l’eau et qu’il était ouvert sur la mer – autre point que les lunettes d’Hackworth n’avaient pas cru bon de lui dévoiler.