Une fois encore, des dizaines de torches étaient braquées sur lui. Le public rigolait, il entendit même quelques applaudissements sarcastiques. Allons, venez donc, elle est bonne ! suggéraient les lunettes, mais, une fois encore, Hackworth refusa de lire la réplique. Apparemment, ce n’étaient que des suggestions fournies par les auteurs de Dramatis Personæ, qui s’effaçaient dès qu’elles perdaient leur pertinence.
Les événements de ces dernières minutes – les phénoménoscopes qui se révélaient inamovibles, le saut à l’élastique imprévu, le plongeon dans l’eau de mer glaciale – avaient laissé Hackworth en état de choc. Il éprouvait un intense besoin d’aller se planquer dans un coin pour se remettre de sa désorientation. Il se hissa tant bien que mal jusqu’au périmètre de la salle, esquivant quelques fauteuils en goguette, et toujours poursuivi par les torches d’autres participants qui semblaient plus particulièrement intéressés par son histoire personnelle. Il y avait au-dessus de lui une ouverture baignée d’une chaude lumière et, l’ayant traversée, Hackworth se retrouva dans un petit bar confortable dont la verrière incurvée offrait une vue excellente sur la salle. C’était un refuge à plus d’un titre ; ici, il voyait normalement à travers les lunettes, qui semblaient enfin lui offrir une vision non trafiquée de la réalité. Il commanda au serveur une pinte de brune et alla s’installer sur un tabouret au comptoir devant la verrière. Aux alentours de sa trois ou quatrième lampée de bière, il se rendit compte qu’il s’était déjà soumis aux exigences du Clown : la plongée dans l’eau lui avait enseigné qu’il n’avait d’autre choix que de croire aux éléments que les lunettes présentaient à ses yeux et à ses oreilles – même s’il était conscient de leur fausseté – et d’en accepter les conséquences. La pinte de bière contribua en partie à lui réchauffer les jambes et à lui détendre l’esprit. Il était venu ici pour le spectacle – de ce côté, il n’était pas volé – et il n’avait aucune raison de résister. La troupe de Dramatis Personæ avait peut-être une douteuse réputation, mais personne encore ne les avait accusés de tuer des gens parmi leur public.
L’éclairage des lustres s’atténua. Les spectateurs maniant les torches s’agitèrent comme des étincelles ravivées par un courant d’air, certains se dirigeant vers les hauteurs, d’autres préférant rester au bord de l’eau. Tandis que le noir se faisait peu à peu dans la salle, ils s’amusaient à faire courir leurs faisceaux sur les murs et le rideau de scène, créant un ciel d’apocalypse vrillé par des centaines de comètes. Une langue de lumière gluante couleur d’algue apparut sous les eaux, laissant apparaître un long praticable étroit qui vint percer la surface, telle une résurgence de l’Atlantide. L’assistance le remarqua et braqua aussitôt ses torches vers l’élément liquide, interceptant quelques taches sombres sous leur feu croisé : les têtes d’une petite douzaine d’acteurs, surgissant lentement des flots. Tous se mirent à baragouiner à l’unisson, et Hackworth réalisa qu’il s’agissait de la bande de déjantés aperçue un peu plus tôt.
« Remonte-moi, Nick, dit une voix féminine dans son dos.
— Tu les avais repliés, hein ? dit le barman.
— Des clous. »
Hackworth se retourna et découvrit que c’était la jeune femme en costume de diablotin qui avait jusqu’ici joué les guides touristiques.
Elle était toute menue, vêtue d’une longue robe de soie noire fendue jusqu’à la hanche, et elle avait des cheveux superbes, très épais, d’un noir de jais. Elle rapporta un verre de bière blonde sur le comptoir, écarta du passage sa queue de diable, l’air guindé, dans un mouvement qu’Hackworth trouva désespérément aguichant, et prit un siège. Puis elle laissa échapper un énorme soupir et posa la tête sur les bras durant quelques instants, ses cornes rouges clignotantes se reflétant dans la baie incurvée, tels les feux arrière d’une limousine. Hackworth croisa les doigts autour de sa chope et huma son parfum. En bas, le chœur s’était lâché, pour se lancer dans une interprétation pour le moins ambitieuse d’un numéro de danse de Busby Berkeley. Ils révélaient une inquiétante capacité à agir de concert – sans doute en rapport avec les zites qui avaient investi leur cerveau – toutefois les corps restaient raides, débiles et mal coordonnés. Mais tout ce qu’ils faisaient, ils le faisaient avec une absolue conviction, ce qui compensait.
« Et ils ont gobé ça ? demanda Hackworth.
— Je vous demande pardon ? dit la femme, en levant brusquement la tête, comme un oiseau en alerte, à croire qu’elle n’avait pas remarqué sa présence.
— Ces Heartlanders croient-ils vraiment à cette histoire de pilote soûl ?
— Oh ! quelle importance ? »
Hackworth rit, ravi qu’un membre de la troupe lui délivre cette confidence.
« Là n’est pas la question, n’est-ce pas ? » reprit la femme, d’une voix plus basse, devenant un rien philosophe. Elle pressa une tranche de citron dans sa bière blonde, puis but une gorgée. « La conviction n’est pas un état binaire, pas ici, tout du moins. Est-ce que quelqu’un croit à quelque chose à cent pour cent ? Croyez-vous tout ce que vous voyez au travers de ces binocles ?
— Non, concéda Hackworth, les seules choses auxquelles je crois pour l’instant, c’est que j’ai les jambes mouillées, que cette brune a bon goût et que votre parfum me plaît. »
Elle parut certes un rien surprise, mais pas désagréablement, même si elle n’était pas du genre à se laisser aussi aisément séduire. « Alors, pourquoi êtes-vous ici ? Quel spectacle êtes-vous venu voir ?
— Que voulez-vous dire ? Je suppose que je suis venu voir celui-ci.
— Mais il n’y a pas de celui-ci. Il s’agit de toute une famille de spectacles. Entrelacés. » Elle rangea sa bière et exécuta la Phase 1 de la manœuvre dite “à-droite-la-petite-église”. Le spectacle auquel vous assistez dépend du canal que vous visionnez.
— Je n’ai pas l’impression de pouvoir le moins du monde maîtriser ce que je vois.
— Ah, donc vous êtes un acteur.
— Jusqu’ici, j’ai plutôt l’impression de m’être montré un bouffon passablement inepte.
— Un bouffon inepte ? N’est-ce pas un rien redondant ? »
Ce n’était pas si drôle que ça, mais elle l’avait dit avec esprit, et Hackworth gloussa poliment.
« Il semblerait qu’on vous ait sélectionné pour être acteur.
— Allons donc…
— Cela dit, je n’ai pas pour habitude de révéler nos secrets de cuisine, poursuivit la femme en baissant le ton, mais, en général, quand quelqu’un est choisi pour jouer, c’est qu’il est venu ici avec une autre idée en tête que celle d’assister, passif, à un simple divertissement. »
Hackworth bégaya, cherchant ses mots. « Est-ce que… est-ce que c’est fait ?
— Oh, que oui ! Et la femme quitta son tabouret pour prendre celui voisin d’Hackworth. Le théâtre, ce n’est pas simplement trois pelés et quatre tondus qui font les clowns sur scène, sous les yeux de ce troupeau de veaux. Je veux dire, parfois, ce n’est que ça. Mais cela peut être tellement plus – réellement, cela peut-être n’importe quelle sorte d’interaction entre des individus, ou entre des individus et de l’information. » La femme s’abandonnait maintenant, entièrement prise par son sujet. Hackworth retirait un plaisir infini rien qu’à l’observer. Quand elle était entrée dans le bar, il avait cru tout d’abord qu’elle avait un visage assez quelconque, mais plus elle laissait tomber sa garde pour s’exprimer sans embarras, et plus elle devenait mignonne. « Nous sommes reliés absolument à tout, ici – branchés sur la galaxie entière de l’information. C’est un véritable théâtre virtuel. Au lieu d’être câblés, la scène, les décors, la troupe, le texte, tout est logiciel… l’ensemble peut être à tout moment reconfiguré par simple déplacement de quelques éléments.