— Oh. Et donc le spectacle – ou l’ensemble de spectacles entrelacés – peut être différent chaque soir ?
— Non, vous n’avez toujours pas saisi », dit-elle, s’excitant de plus en plus. Elle tendit la main, agrippa son avant-bras juste sous le coude et se pencha vers lui, avide de lui faire comprendre ce qu’elle allait dire. « Ce n’est pas simplement jouer un spectacle, le reconfigurer, puis en jouer un autre le lendemain. Les changements sont dynamiques et ils interviennent en temps réel. La représentation se remodèle dynamiquement en fonction de ce qui se produit à chaque instant – et, voyez-vous, de ce qui se produit, pas seulement ici, mais dans le monde entier… C’est une pièce interactive – un organisme intelligent.
— Donc, si, mettons, une bataille entre les Poings de la juste harmonie et la République côtière se déroulait en Chine continentale en ce moment même, alors, les renversements de la bataille pourraient d’une certaine manière…
— Pourraient changer la couleur d’un projecteur ou une réplique du dialogue – pas nécessairement d’une manière simple et déterministe, voyez-vous…
— Je crois que je comprends. Les variables internes de la pièce dépendent de la totalité du continuum d’information extérieur… »
La femme hocha la tête avec vigueur, et le ravissement faisait briller ses yeux noirs.
Hackworth poursuivit : « De même que, par exemple, l’état d’esprit d’un individu à un moment donné dépend des concentrations relatives d’un nombre incalculable de substances chimiques circulant dans son sang.
— Oui, dit la femme, comme lorsqu’on se trouve dans un bar, qu’un séduisant jeune homme vous tient la jambe, et que les mots qui sortent de votre bouche sont affectés par la quantité d’alcool que vous avez introduite dans votre organisme et, bien entendu aussi, par les concentrations d’hormones naturelles – là encore, pas d’une manière purement déterministe –, tous ces éléments sont des signaux d’entrée.
— Je crois que je commence à saisir ce que vous voulez dire…
— Remplacez la représentation de ce soir par le cerveau, et l’information circulant sur le réseau par les molécules contenues dans la circulation sanguine, et vous avez le topo », conclut la femme.
Hackworth était un peu déçu qu’elle ait choisi de laisser tomber la métaphore du bar, qu’il avait trouvée plus immédiatement intéressante.
La femme poursuivit. « Ce manque de déterminisme en amène certains à réfuter l’ensemble du processus pour n’y voir que de la branlette intellectuelle. Mais, en fait, c’est un outil incroyablement puissant. Certains l’ont compris.
— Je crois bien que j’en suis », dit Hackworth, qui voulait désespérément qu’elle le croie.
« Et c’est pourquoi certains viennent ici, parce qu’ils sont embarqués dans telle ou telle quête : tenter de retrouver un amour perdu, mettons, ou de comprendre pourquoi tel bouleversement terrible est intervenu dans leur vie, ou pourquoi il y a tant de cruauté dans le monde, ou pourquoi ils ne sont pas heureux dans leur vie professionnelle… La société a toujours eu du mal à répondre à ces interrogations – le genre de questions qu’on ne peut pas résoudre simplement en consultant une base de données de référence.
— Alors que le théâtre dynamique permet de s’interfacer de manière plus intuitive avec l’univers des données.
— C’est précisément le point. Je suis tellement ravie que vous ayez saisi.
— Quand je travaillais sur l’information, il m’est souvent venu à l’esprit, sans que j’approfondisse, qu’une telle idée pouvait être désirable, dit Hackworth. Mais tout cela dépasse l’entendement.
— Où avez-vous entendu parler de nous ?
— J’ai été envoyé ici par un ami qui s’est trouvé associé avec vous par le passé, plus ou moins vaguement.
— Oh ! Puis-je vous demander qui ? Peut-être que nous avons un ami commun », dit la femme, comme si cela pouvait être merveilleux.
Hackworth se sentit rougir et il laissa échapper un gros soupir. « Très bien, dit-il. J’ai menti. Ce n’était pas réellement un ami. C’était une personne qu’on m’a indiquée.
— Ah, nous y voilà…Je sentais bien qu’il y avait quelque chose de mystérieux chez vous. »
Hackworth resta interdit. Il plongea le nez dans son verre de bière. La femme le dévisageait, et il sentait son regard le vriller, aussi intense que la chaleur d’un projecteur de poursuite.
« Donc, vous êtes bien venu ici à la recherche de quelque chose. N’est-ce pas ? Une chose que vous ne pouviez pas trouver en consultant une base de données.
— Je recherche un type appelé l’Alchimiste. »
Soudain, tout devint éblouissant. Le côté du visage de la femme tourné vers la fenêtre était brillamment illuminé, comme une sonde spatiale frappée d’un côté par les rayons directifs du soleil. Hackworth perçut, quelque part, qu’il ne s’agissait pas d’un simple renversement de situation. Se tournant vers la salle de théâtre, il vit que presque tous les spectateurs braquaient leurs torches vers l’intérieur du bar, et que tous les autres clients avaient depuis le début observé et écouté sa conversation avec la femme. Les lunettes l’avaient trompé en rajustant le niveau d’éclairage apparent. La femme avait également un aspect différent ; ses traits avaient retrouvé l’aspect qu’ils avaient à son entrée dans la salle, et Hackworth comprenait désormais que son image à travers les lunettes avait évolué graduellement au cours de leur dialogue, en rétroaction avec les données reçues de la partie de son cerveau qui réagissait lorsqu’il voyait une femme superbe.
Le rideau s’ouvrit, révélant une large enseigne lumineuse qui descendait des cintres : JOHN HACKWORTH dans LA QUÊTE DE L’ALCHIMISTE avec en vedette JOHN HACKWORTH dans SON PROPRE RÔLE.
Le Chœur entonna :