Quelque chose tira violemment Hackworth par le cou. La femme lui avait passé un nœud coulant pendant qu’il regardait par la baie vitrée, et elle s’en servait pour le tirer vers la porte du bar tel un cabot récalcitrant. Sitôt qu’elle eut franchi le seuil, sa cape se dilata comme sous l’effet d’une explosion à retardement, et elle jaillit à quatre mètres de hauteur, propulsée par des jets d’air comprimé apparemment intégrés à son costume – elle avait donné du mou à sa laisse pour éviter qu’Hackworth ne se retrouve pendu. Survolant l’assistance comme le cône de flammes d’un moteur-fusée, elle traîna un Hackworth titubant jusqu’au bas du plancher incliné, au bord de l’eau. L’avant-scène était reliée à la rive par deux étroites passerelles et Hackworth se hasarda sur l’une d’elles, sentant sur ses épaules la chaleur de centaines de projecteurs, intense au point, lui semblait-il, d’enflammer ses vêtements. La femme lui fit traverser directement le centre du Chœur, passer sous l’enseigne électrique, gagner les coulisses et franchir une porte qui se referma en claquant derrière lui. Puis elle disparut.
Hackworth se retrouva entouré sur trois côtés par des murs bleus qui luisaient doucement. Il étendit la main pour effleurer une de ces parois et reçut une faible décharge pour sa peine. Il fit un pas et trébucha sur un objet qui glissa par terre : un os desséché, long et massif, plus gros qu’un fémur humain.
Il franchit la seule ouverture disponible et découvrit d’autres murs. On l’avait déposé au cœur d’un labyrinthe.
Il lui fallut une heure pour se rendre compte que toute évasion par des moyens traditionnels était impossible. Il ne chercha même pas à définir le plan du dédale ; au contraire, partant du fait qu’il ne pouvait logiquement être plus vaste que le navire, il suivit la méthode éprouvée qui consistait à tourner à droite à chaque coin et qui, comme le savent tous les garçons intelligents, doit fatalement conduire à une sortie. Mais pas cette fois-ci, et il ne comprit pas pourquoi, jusqu’au moment où, du coin de l’œil, il vit l’un des panneaux coulisser et refermer un passage existant pour en ouvrir un autre. C’était un labyrinthe dynamique.
Il trouva par terre un boulon rouillé, le ramassa et le jeta contre un mur. Il ne rebondit pas mais passa au travers et résonna en tombant de l’autre côté. Donc, les murs n’étaient que des fictions créées par ses lunettes. Le labyrinthe était constitué d’informations. S’il voulait s’évader, il faudrait qu’il joue les pirates logiciels.
Il s’assit par terre. Nick le barman apparut, traversant les murs sans encombre, avec un plateau sur lequel était posée une autre pinte de brune qu’il lui tendit, en même temps qu’une soucoupe de cacahuètes salées. À mesure que la soirée avançait, d’autres personnes se mirent à passer devant lui : des gens qui dansaient, chantaient, se battaient en duel, s’engueulaient ou faisaient l’amour. Aucun de ces individus n’avait de lien particulier avec la Quête d’Hackworth, et d’ailleurs ils n’avaient, semblait-il, rien à voir non plus les uns avec les autres. Apparemment, la Quête d’Hackworth n’était (comme le lui avait expliqué la femme-diable) qu’une des multiples histoires en lice ce soir, coexistant dans le même espace.
Donc, quel rapport pouvait avoir tout ceci avec la vie de John Hackworth ? Et que venait y faire sa fille Fiona ?
Alors qu’il songeait à sa fille, un panneau coulissa devant lui, révélant plusieurs mètres de couloir. Au cours des deux heures suivantes, il nota que cela se reproduisait à plusieurs reprises : chaque fois qu’une idée lui venait, un mur se déplaçait.
C’est ainsi qu’il se mit à progresser par à-coups dans le labyrinthe, au rythme de ses passages d’une idée à l’autre. Indubitablement, le sol continuait de descendre, ce qui allait finir par le conduire en dessous du niveau de la mer ; et, effectivement, il commençait à percevoir un lourd martèlement qui traversait les caillebotis du pont et qui aurait pu être le bruit de puissants moteurs hormis le fait que ce navire, pour autant qu’il sache, n’allait nulle part. Il sentit devant lui une odeur marine et avisa bientôt de pâles lueurs brillant sous la surface, fragmentées par les vagues, et devina que les ballasts immergés du bâtiment devaient être tissés de tout un réseau de tunnels sous-marins, lesquels tunnels étaient occupés par les Tambourinaires. Ce ne devait sans doute toujours pas être le clou du spectacle : au plus un épiphénomène dans le cadre d’un processus plus vaste et mystérieux au sein de leur esprit collectif.
Un panneau coulissa pour lui livrer passage vers la mer. Hackworth resta quelques minutes accroupi au bord de l’eau, écoutant les tambours, puis il se leva et entreprit de dénouer sa cravate.
Il avait terriblement chaud, il était en nage, il avait des lumières éblouissantes dans les yeux, et aucun de ces éléments ne cadrait avec le fait d’être sous l’eau. Il s’éveilla et découvrit un ciel bleu éclatant au-dessus de lui, tâtonna son visage et s’aperçut que les lunettes avaient disparu. Fiona était là, vêtue de sa robe blanche, et elle l’observait, souriant avec timidité. Il sentait le sol vibrer contre ses fesses. Manifestement, il était resté étendu un bon moment, car les saillies osseuses de son postérieur étaient écorchées et douloureuses. Il réalisa qu’ils se trouvaient sur le plancher du canot, sur le chemin du retour vers les docks de Londres ; qu’il était nu et que Fiona l’avait recouvert d’une feuille de plastique pour le protéger de la morsure du soleil. Quelques spectateurs du théâtre étaient visibles à bord, avachis les uns contre les autres, totalement passifs, comme des réfugiés, ou comme des gens au sortir de la plus grande partouze de toute leur vie, ou au lendemain d’une cuite mémorable.
« Tu as fait un sacré tabac », dit Fiona. Et soudain, Hackworth se revit parcourant l’avant-scène en triomphe, nu et dégoulinant, sous les tonnerres d’applaudissements du public debout.
« La Quête est finie, bafouilla-t-il. On rentre à Shanghai.
— Tu rentres à Shanghai, rectifia Fiona. Je t’accompagne jusqu’au ponton. Ensuite, j’y retourne. » D’un signe de tête, elle indiqua la poupe.
« Tu retournes à bord ?
— J’ai encore eu plus de succès que toi, expliqua-t-elle. J’ai trouvé ma voie, Père. J’ai accepté une invitation à entrer dans la troupe de Dramatis Personæ. »
Carl Hollywood joue les pirates
Pour la première fois depuis de longues heures, Carl Hollywood se laissa aller contre le dossier de laque dure de sa chaise d’angle et se massa le visage des deux mains, en se raclant les paumes contre ses favoris. Cela faisait bientôt vingt-quatre heures qu’il était assis dans la maison de thé, il avait consommé douze théières et, par deux fois, fait appel aux masseuses pour qu’elles lui dénouent le dos. La lumière de l’après-midi filtrant par les baies derrière lui se mit à trembloter tandis que la foule à l’extérieur commençait à se disperser. Ils avaient eu droit à un remarquable spectacle multimédia gratuit, passant des heures à regarder par-dessus son épaule se dérouler les exploits dramaturgiques de John Percival Hackworth, pris sous divers angles de vue, affichés dans les ciné-fenêtres ouvertes sur les pages posées devant Carl Hollywood. Aucun ne savait lire l’anglais, aussi avaient-ils été incapables de suivre l’histoire des aventures de la princesse Nell au pays du roi Coyote, qui continuait dans le même temps de défiler sur les pages, le scénario fluctuant et se rebouclant sur lui-même tel un nuage de fumée qui tournoie et se déchire, entraîné par d’invisibles courants d’air.