Toutes les pages étaient redevenues blanches et vierges. Carl tendit paresseusement le bras et entreprit de les remettre en tas, histoire de s’occuper les mains pendant que son esprit travaillait – même si, pour l’instant, il travaillait moins qu’il ne trébuchait à l’aveuglette dans un labyrinthe obscur, à la John Percival Hackworth.
Carl Hollywood suspectait depuis longtemps qu’entre autres caractéristiques le réseau des Tambourinaires tenait lieu de mégasystème de décryptage. Les algorithmes de codage qui permettaient au réseau médiatique de fonctionner en toute sécurité, ceux qui permettaient des transactions monétaires sûres, étaient tous fondés sur l’utilisation comme clefs magiques de nombres premiers gigantesques. En théorie, ces clefs pouvaient être forcées, pour peu que l’on attelle au problème une puissance de calcul suffisante. Mais pour un niveau donné de puissance de calcul, l’élaboration d’un code était toujours considérablement plus facile que son décryptage, de sorte qu’aussi longtemps que le système continuerait de recourir à des nombres premiers de plus en plus grands à mesure de l’accroissement de la vitesse de calcul des machines, les cryptographes garderaient éternellement plusieurs longueurs d’avance sur les craqueurs de code.
Toutefois, l’esprit humain ne fonctionnait pas comme un ordinateur numérique et il était capable de réaliser des exploits singuliers. Carl Hollywood se remémora l’un des Aigles solitaires, un vieillard qui était capable d’additionner mentalement d’interminables colonnes de chiffres aussi vite qu’on les énonçait. Cela n’était en soi que la simple duplication d’une possibilité d’un ordinateur numérique. Mais cet homme était également capable de réaliser des tours mathématiques bien moins évidents à programmer sur ordinateur.
Si un grand nombre d’esprits se trouvaient reliés dans le réseau des Tambourinaires, peut-être réussiraient-ils de la même façon à déchiffrer la marée de données cryptées qui déferlait en permanence sur les canaux de l’espace médiatique, et à conduire tous ces bits en apparence aléatoires à se combiner d’une manière qui ait un sens. Les hommes qui étaient venus parler à Miranda et l’avaient persuadée d’entrer dans le monde des Tambourinaires avaient laissé entendre que la chose était possible ; que par leur entremise, Miranda pourrait retrouver Nell.
Au premier abord, le résultat serait désastreux, car cela détruirait le système utilisé pour les transactions financières. Ce serait comme si dans un monde au commerce régi sur l’échange d’or, quelqu’un avait trouvé le moyen de transmuter le plomb en or. Un Alchimiste.
Mais Carl Hollywood se demandait si cela faisait réellement une différence. Les Tambourinaires ne pouvaient réaliser pareils exploits qu’en se fondant dans une société-ruche. Comme le démontrait l’exemple d’Hackworth, sitôt qu’un Tambourinaire se retirait de cette ruche, il perdait entièrement contact avec elle. La communication entre les Tambourinaires et la société normale des hommes s’effectuait au niveau inconscient, par l’entremise de leur influence sur le Réseau, grâce à des motifs qui apparaissaient de manière subliminale dans les ractifs que chacun jouait chez soi ou voyait défiler sur les murs des immeubles. Les Tambourinaires savaient casser le code, mais ils étaient incapables d’en tirer un avantage flagrant, ou peut-être simplement n’y voyaient-ils pas d’intérêt. Ils savaient fabriquer de l’or, mais en posséder ne les intéressait plus.
En un sens, John Hackworth était plus doué que quiconque pour assurer la transition entre la société des Tambourinaires et la tribu victorienne et, chaque fois qu’il traversait la frontière, il semblait rapporter quelque chose avec lui, accroché à ses vêtements comme une trace de parfum. Ces échos impalpables de données interdites ramenés dans son sillage entraînaient de part et d’autre de la frontière toute une série de répercussions aussi embrouillées qu’imprévisibles, et dont Hackworth n’était peut-être même pas conscient. Carl Hollywood savait encore bien peu de chose sur Hackworth jusqu’à ces dernières heures, quand, alerté par une amie de Dramatis Personæ, il s’était connecté à l’histoire en cours sur les ponts clandestins du bateau-théâtre. À présent, il avait l’impression de connaître une foule de détails : qu’Hackworth était le précurseur du Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles et qu’il avait noué une relation étroite avec les Tambourinaires, relation qui allait bien au-delà d’un lien aussi simpliste que la captivité. Il ne s’était pas contenté de manger du lotus et de prendre son pied durant toutes ces années passées sous les ondes.
Désormais, Carl avait les clefs et, vis-à-vis du Réseau, il était désormais indiscernable de Miranda, de Nell ou du Dr X, voire d’Hackworth en personne. Tous étaient transcrits à la surface d’une page étalée devant lui, en longues colonnes de chiffres regroupés par blocs de quatre. Carl Hollywood dit à la feuille de se replier avant de la fourrer dans sa poche de poitrine. Il pourrait ultérieurement s’en servir pour démêler toute cette affaire, mais ça, ce serait pour une prochaine nuit de piratage. Tabac à priser et caféine avaient fait leur possible. Il était temps de rentrer à l’hôtel, prendre un bon bain, dormir un peu et se préparer pour le dernier acte.
Extrait du Manuel, le voyage de la princesse Nell jusqu’au château du roi Coyote ; description du château ; une audience avec un Sorcier ; son triomphe final sur le roi Coyote ; une armée enchantée
Dans sa chevauchée vers le nord, la princesse Nell rencontra un orage épouvantable. Les chevaux étaient quasiment rendus fous de terreur par la véritable canonnade du tonnerre et les éclairs d’un bleu surnaturel de la foudre, mais usant d’une main ferme et de mots apaisants chuchotés à l’oreille, Nell les pressa de continuer. Les monticules d’ossements essaimés au bord du chemin témoignaient que ce col n’était pas un endroit où il faisait bon lambiner et, de toute façon, les pauvres bêtes n’auraient pas été plus rassurées en restant blotties sous un surplomb rocheux. Pour ce qu’elle en savait, le grand roi Coyote était capable de contrôler jusqu’aux éléments, et il avait préparé cette réception pour mettre à l’épreuve la détermination de la princesse Nell.
Enfin, elle parvint au sommet du col, et ce n’était pas trop tôt, car les sabots des chevaux commençaient à déraper sur une épaisse couche de glace, sans parler du givre qui s’était mis à recouvrir les rênes et à lester la queue et la crinière des bêtes. Redescendant tant bien que mal la route en lacet, elle laissa derrière elle le plus gros de l’orage pour s’enfoncer dans des rideaux de pluie aussi dense qu’une jungle. Elle avait bien fait de prendre quelques jours de repos avant l’ascension et d’en profiter pour réviser tous les manuels de magie de Pourpre, car, à l’occasion de cette traversée nocturne des montagnes, elle avait dû recourir à tous les charmes que Pourpre lui avait enseignés : des charmes pour créer de la lumière, pour choisir le bon itinéraire à une fourche, pour calmer les bêtes et réchauffer les corps frigorifiés, pour se redonner du courage, pour déceler l’approche de tout monstre assez stupide pour s’aventurer dehors par un temps pareil, et pour vaincre ceux assez désespérés pour attaquer. Ce voyage de nuit était peut-être un acte téméraire, mais la princesse Nell avait su se montrer à la hauteur du défi. Le roi Coyote ne s’attendrait sûrement pas à la voir effectuer une telle traversée. Dès demain, une fois dissipée la tempête en altitude, il dépêcherait ses corbeaux sentinelles qui franchiraient le col et redescendraient dans la plaine pour l’espionner comme ils l’avaient fait tous ces derniers jours, et ils en reviendraient avec une nouvelle consternante : la princesse avait disparu ! Même les meilleurs pisteurs du roi Coyote seraient incapables de repérer son itinéraire depuis son bivouac de la veille, tant elle avait habilement maquillé ses vraies traces pour les remplacer par des fausses.