Hackworth s’assit en face de lui. Une jeune femme sortit à petits pas des cuisines et posa devant lui un autre gobelet de thé vert. La regardant s’éloigner en se dandinant dans ses chaussons de soie, Hackworth fut à peine choqué de voir que ses pieds ne mesuraient guère plus d’une vingtaine de centimètres. Il devait exister des moyens moins brutaux de procéder de nos jours, peut-être par régulation de la croissance des tarsiens durant l’adolescence. Cela ne devait sans doute même pas être douloureux.
Réalisant cela, Hackworth réalisa également, pour la première fois, qu’il avait fait le bon choix dix ans plus tôt.
Le Dr X l’observait, et sans doute avait-il lu ses pensées. Cela parut le rendre songeur. Il resta quelques instants sans rien dire, se contentant de regarder dehors, en buvant juste parfois une gorgée de thé. Hackworth n’y voyait aucun inconvénient, lui qui avait fait une longue route.
« Avez-vous tiré un enseignement de votre peine de dix ans ? dit enfin le Dr X.
— Il semblerait. Mais ça n’a pas mordu tout de suite », répondit Hackworth.
L’expression était un peu trop idiomatique pour le Dr X. En guise d’explication, Hackworth sortit une carte de visite, vieille de dix ans et portant le tampon dynamique du Dr X. Lorsque le vieux pêcheur sortit des eaux le dragon, le Dr X saisit soudain et sourit avec appréciation. Cela trahissait une grande sensibilité – à supposer qu’elle fût authentique – mais peut-être que l’âge et la guerre l’avaient rendu téméraire.
« Avez-vous trouvé l’Alchimiste ? demanda le Dr X.
— Oui, dit Hackworth. C’est moi.
— Quand vous en êtes-vous rendu compte ?
— Seulement depuis peu, avoua Hackworth. Ensuite, j’ai tout compris en un instant – ça avait mordu, dit-il en mimant le geste du pêcheur ferrant une prise. Le Céleste Empire avait du retard sur Nippon et Atlantis en matière de nanotechnologie. Les Poings pouvaient toujours brûler les lignes d’Alim des barbares, mais cela ne ferait que plonger dans la pauvreté les masses paysannes et amener la population à convoiter d’autant plus les produits étrangers. On décida par conséquent de court-circuiter les tribus barbares en développant la technologie de la Graine. Au début, vous avez poursuivi le projet en coopération avec des phyles de second ordre comme Israël, l’Arménie et la Grande Serbie, mais ils se révélèrent peu fiables. Et sans cesse, vos réseaux soigneusement élaborés étaient dispersés par l’Application du Protocole.
« Mais ces échecs vous avaient pour la première fois mis en contact avec CryptNet, en qui vous avez sans doute dû voir une autre forme de triade – une bande de conspirateurs méprisables. Toutefois, CryptNet était lié à une structure plus sérieuse et plus intéressante – la société des Tambourinaires. Avec leur point de vue d’Occidental, parcellaire et sans profondeur, les membres de CryptNet n’ont pas saisi toute la force de l’esprit collectif des Tambourinaires. Vous, en revanche, vous en avez été tout de suite conscient.
« Tout ce qu’il vous fallait pour lancer le projet Graine, c’était l’esprit rationnel, analytique d’un ingénieur en nanotechnologie. Je faisais parfaitement l’affaire. Vous m’avez lâché dans la société des Tambourinaires, comme on plante une graine dans un sol fertile, et mon savoir s’est disséminé parmi eux, imprégnant leur esprit collectif – de même que leurs pensées se diffusaient dans mon inconscient. Ils devinrent comme une extension de mon propre cerveau. Des années durant, j’ai peiné sur le problème, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
« Et puis, avant d’avoir pu achever la tâche, j’ai été muté par les supérieurs à l’Application du Protocole. J’avais quasiment fini. Mais pas encore tout à fait.
— Vous supérieurs avaient découvert vos plans ?
— Soit ils sont parfaitement ignorants, soit ils savent tout et font semblant de rien, dit Hackworth.
— Mais vous leur avez certainement tout révélé, à l’heure qu’il est, murmura le Dr X, d’une voix presque inaudible.
— Si je devais répondre à cette question, rien ne vous empêcherait alors de me tuer », avoua Hackworth.
Le Dr X hocha la tête, moins pour admettre le fait que pour exprimer sa sympathie devant le cynisme admirable des réflexions de son interlocuteur – comme si Hackworth, après une série de mouvements apparemment peu concluants, avait tout soudain fait basculer un large territoire de pierres sur un damier de go.
« D’aucuns seront enclins à défendre ce point de vue, à cause de ce qui s’est passé avec les filles », observa le Dr X.
Hackworth fut si abasourdi d’entendre cela qu’il fut pris d’un léger vertige et momentané trop embarrassé pour parler. « Les Manuels d’éducation se sont-ils révélés utiles ? » demanda-t-il finalement, en tâchant de ne pas paraître trop frivole.
Le Dr X eut un large sourire. Puis le sentiment repassa sous la surface, comme une baleine en plongée. « Ils ont bien dû être utiles à quelqu’un, confia-t-il. Mon avis est que nous avons commis une erreur en sauvant les filles.
— Comment un acte humanitaire peut-il avoir été une erreur ? »
Le Dr X pesa la question. « Il serait plus exact de dire que, même s’il était vertueux de les sauver, il était erroné de croire qu’on pouvait les éduquer convenablement. Comme nous manquions des ressources pour les élever individuellement, nous les avons élevées grâce aux livres. Mais le seul moyen convenable d’élever un enfant est au sein d’une famille. Le Maître ne nous aurait pas dit autre chose, si nous avions écouté ses paroles.
— Certaines de ces filles choisiront un jour de suivre la voie du Maître, dit Hackworth, et dès lors sera démontrée la sagesse de vos décisions. »
Voilà qui semblait une idée parfaitement inédite pour le Dr X. Son regard se reporta vers la fenêtre. Hackworth sentit que l’affaire des filles et des Manuels d’éducation venait d’être conclue.
« Je serai ouvert et franc, dit le Dr X, après quelques gorgées de thé méditatives, même si vous n’allez pas me croire parce que, dans les Tribus extérieures, on s’est mis dans la tête que nous ne parlons jamais avec franchise. Mais peut-être qu’avec le temps vous discernerez la vérité de mes paroles.
« La Graine est presque achevée. Après votre départ, sa construction s’est fortement ralentie – plus que nous ne l’avions escompté. Nous pensions qu’au bout de dix ans les Tambourinaires auraient absorbé tout votre savoir et pourraient poursuivre la tâche sans vous. Mais il y a dans votre esprit un élément hérité tout au long de ces années d’études savantes et que les Tambourinaires, s’ils l’ont jamais détenu, ont renoncé à garder et ne peuvent récupérer à moins de ressortir de leurs ténèbres pour revivre à nouveau en pleine lumière.
« La guerre contre la République côtière est parvenue à une phase critique. Nous vous demandons maintenant de nous aider.
— Je dois avouer qu’il m’est presque inconcevable de vous aider en la circonstance, dit Hackworth, à moins que cela soit dans l’intérêt de ma tribu, ce qui ne me paraît pas une éventualité réaliste.